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hier dans le Règne du Silence, n'avons-nous pas vu se lever ces villes défuntes des Flandres, que chérit et raconte pieusement M. Rodenbach ; ne savons-nous pas les vieilles maisons se décalquant sur l'eau immobile des canaux, les églises, les béguinages, les banlieues désertes qui agonisent dans le brouillard d'hiver ; ne sentons-nous pas peser l'ombre des
hautes tours ; ne sommes-nous pas pénétrés de l'immense tristesse des cloches, de l'ennui et de la solitude des dimanches ; n'éprouvons-nous pas, comme son Hugues Viane, une impression poignante de mort, de deuil, à vaguer sous la brume le long des quais aux maisons jalousement closes, par les rues mélancoliques et grises « où tous les jours ont l'air de la Toussaint » ? — M, Rodenbach a voulu cette fois indiquer l'influence qu'exerce une ville de physionomie aussi inquiétante sur les êtres qui acceptent ou subissent son affliction résignée, qui aiment sa tristesse, son délaissement, sa misérable détresse de chose condamnée. Elle les façonne, dit-il, selon ses sites et ses cloches ; elle est presque humaine ; elle oriente l'action ; elle conseille, dissuade, détermine les actes, les surveille en sa dévotion jalouse ; elle obsède l'âme et sa présence, comme un reproche, retient l'être dans la voie douloureuse lorsqu'il tente de retourner au soleil du dehors, à la vie claire et joyeuse. Hugues Viane, dans la vénération des félicités abolies, y croit trouver la sœur moribonde de son cœur moribond ; il se réfugie dans la ville de silence, de piété, de petites pratiques religieuses et de petits commérages ; il y dorlote ses souvenirs, s'y trouve non point consolé, mais moins seul, en communauté de renoncement et de veuvage ; la ville a pour lui la charité du repos ; elle parle de Dieu ; elle prie ; elle dresse en témoignage de sa croyance les bras de pierre de ses clochers ; elle sanglote ses carillons, ses glas de désespoir ; elle pleure avec lui les joies si lointaines de sa jeunesse. Il peut s'agenouiller devant de chères reliques, près d'une chevelure morte, des portraits, de petites dépouilles, et n'être point ridicule ; la ville est miséricordieuse. — Mais voici
qu'il retrouve l'idole, qu'il pense mériter encore de vivre, qu'il s'éprend d'une femme rencontrée, ressemblant si bien à la morte qu'on dirait la morte revenue. Elle a les mêmes yeux, le même visage, la même chevelure d'or, jusqu'à la même voix. Il l'aime pour ce miracle, veut la confondre avec l'ancienne ; il la recherche et en fait sa maîtresse. — Cependant, la ville réprouve le pieux mensonge, qui l'illusionne ; il doit convenir qu'il s'est trompé ; la nouvelle femme n'est l'autre que par des apparences ; ses cheveux d'or sont teints ; elle n'est qu'une fille. Dans le naufrage de cet amour qu'elle n'a pas compris, Jane a encore l'imprudence du définitif sacrilège ; elle ne tient Hugues que par la chair, l'habitude de son corps, la crainte à présent de se retrouver seul en face de la cité douloureuse devenue hostile ; elle s'introduit dans sa maison, ose porter les mains sur les petites dépouilles, les choses du passé, les portraits qui lui sont pareils et la chevelure de la morte, alors que le conseil de la ville se fait plus impérieux, triomphe dans le chant des processions, le cliquetis