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— Viens voir quels hommes y prient.
Il m'entraîna. Et à nouveau mon âme s'envole. A travers l'ouragan déchaîné, le cliquetis, des armes, l'incendie et les gémissements des mourants, elle va ! Et dans une lumière indécise elle émerge.
Sur de l'asphalte luisant nous traversons, une grande ville.
— Lève la tête! regarde ! c'est le Golgotha !
Dieu! Dieu ! Horreur ! Ici ! - Dans la hâte confuse de la ville, au centre de la grande place, au milieu des théâtres, des églises et des parlements: la Croix! Le Christ y est cloué, sanguinolent, la tête penchée, et nul n'a garde de lui ! La musique des régiments, le roulement des voitures , des équipages, la vie torrentielle, des rires et des cris ! Le Christ ! Le Christ ! Sauveur sanguinolent ! Le Christ ! Il lève la tête, ouvre les lèvres : « J'ai soif! » Nul n'a garde de lui. Sa tête s'affaisse.
— Viens !
Et le silence se fait. J'entends des chants d'oiseaux. L'air est tiède. Le grincement des faucilles dans les blés. Paix ! Paix !
Un champ interminable, mer lourde de bénédictions d'épis dorés bercés par le vent. Mille laboureurs fauchent en mesure.
— Lève la tête ! regarde ! c'est le Golgotha !
Au sommet de la montagne de gerbes d'or : la Croix ! Un homme sombre, un fouet à la main, s'y appuie. Son regard surveille les dos ployés des faucheurs.
Et au-dessus de lui le corps torturé de l'Amour.
O Christ !
Alors je vis son œil fixe de douleur, brun foncé, grand ouvert, vide d'espoir. Et ses lèvres s'ouvrent. Du sang noir jaillit de sa bouche et une seule parole : la haine !
— Veux-tu encore prier?
A nouveau la neige crie sous mes pas, et à nouveau le brouillard suce ma vie.