Petits aphorismes: Sur l'Amour-propre. Sur les Passions. Sur l'Envie. Sur l'Hypocrisie

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Louis Dumur, « Petits aphorismes: Sur l'Amour-propre. Sur les Passions. Sur l'Envie. Sur l'Hypocrisie », Mercure de France, t. IV, n° 26, février 1892, p. 118-124.


PETITS APHORISMES
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SUR L'AMOUR-PROPRE


I

 L'homme est un mécanisme que l'amour-propre remonte chaque jour.

2

 Nos mérites, nos désirs, nos prétentions et jusqu'à nos fautes, nous faisons tout entrer dans le piédestal de la statue que nous nous élevons à nous-mêmes.

3

 On renonce au monde plus facilement qu'à soi-même.

4

 On sacrifie ses goûts à ses préjugés, moins souvent ses intérêts, jamais son amour-propre, vu que l'on se fait gloire justement d'avoir de tels préjugés.

5

 La satisfaction personnelle que l'on apporte à la vie est le meilleur moyen de la supporter allègrement.

6

 Nous nous méprenons souvent à nos capacités et toujours à notre mérite. Nous rangeons à l'actif de celui-ci non seulement ce que nous accomplissons réellement, mais encore tout ce que nous voudrions accomplir.

7

 Il y a des hommes qui ignorent leur véritable mérite; il n'y en a pas qui soient exempts de prétentions.

8

 Lorsque l'on s'indigne contre le pharisien, n'est-on pas soi-même pharisien, et ne dit-on pas comme lui : Je te rends grâce, ô Dieu, de ce que je ne suis pas comme cet homme-là?

9

 Celui qui est vraiment humble ne blâme personne. Il se garde même de se blâmer soi, car, en le faisant, il se diviserait en deux personnalités, dont l'une blâmant l'autre manquerait par cela d'humilité.

10

 Si nous sommes parfois plus fiers de nos défauts que de nos qualités, c'est que nous pensons que ceux-là sont plus capables que celles-ci de nous créer une personnalité.

11

 Nous décernons des prix à nos vertus et des accessits à celles des autres.

12

 On peut être content de soi et des autres, content de soi et mécontent des autres, mécontent de soi et des autres: jamais mécontent de soi et content des autres.

13

 L'homme est en général si content de lui, qu'il ne changerait pas sa peau contre celle de celui qu'il envie le plus.

14

 Nous n'aimons à être plaints de nos malheurs que quand ils sont de nature à nous faire valoir dans l'opinion d'autrui.

15

 La plus sincère des émotions est celle que l'on éprouve en découvrant que l'on a du génie.

16

 On prend son plaisir où on le trouve : ordinairement un degré plus bas qu'on ne l'avoue.

17

 Nous sommes plus attachés à nos convictions qu'à nos certitudes. Dans celles-là nous mettons de notre amour-propre.

18

 Il arrive qu'on défende par amour-propre des opinions que l'on n'a plus, et cela d'autant plus âprement qu'on les a moins conservées.

19

 C'est surtout lorsqu'il y va de notre amour propre que nous avons le courage de nos opinions.

20

 Nous avouons notre faiblesse, mais nous ne manquons pas de l'appeler faiblesse humaine.

21

 L'amour-propre est une pièce de monnaie dont l'orgueil est face, tandis que la vanité est pile. La vanité est de l'amour-propre mal placé.

22

 L'orgueil a cela de bon qu'il distrait l'homme de sa faiblesse.

23

 La modestie est un amour-propre réglé par la raison.

24

 L'hypocrisie et la franchise sont deux modes de l'amour-propre.

25

 Lorsque nous avons reconnu nos torts, nous pensons avoir plus fait que si nous ne les avions pas eus.

26

 Le souvenir des plus cruelles souffrances morales ou physiques est moins désagréable que celui de minimes piqûres de l'amour-propre.

27

 On sent plus vivement la honte d'être ridicule que celle d'être coupable.

28

 Le cœur pardonne souvent, la raison parfois, l'amour-propre jamais.

29

 Nos déchéances n'ébranlent pas notre amour-propre.

30

 II n'y a qu'une excuse à l'ingratitude, mais elle est bonne : c'est l'humiliation que l'on éprouve d'avoir été obligé.

31

 Les leçons que nous recevons de la vie nous donnent de l'expérience, rarement de l'humilité.

32

 On n'arrive à se mépriser soi-même qu'après avoir longtemps méprisé les autres.

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SUR LES PASSIONS


1

 L'indépendance de l'âme consiste à s'affranchir des passions, sa science à les connaître, son bonheur à les assouvir. Conciliez cela!

2

 L'homme ne sent jamais plus vivement sa faiblesse que lorsqu'il entreprend d'épurer son âme.

3

 Le cœur est un élève insubordonné, la raison un maître ignorant.

4

 Les grandes passions sont l'indice de petits caractères; mais les petits caractères n'ont pas toujours de grandes passions.

5

 Les caprices sont les passions des personnes légères.

6

 Ce qui vient de l'âme est noble, ce qui vient du corps est ignoble. Pour savoir si une passion est noble ou ignoble, il suffit de voir si elle pourrait s'exercer chez un être incorporel. Mais il ne s'en suit pas que les passions immatérielles soient recommandables: elles sont seulement d'un ordre supérieur. L'envie, qui est de cet ordre, et qui n'est par conséquent point une passion ignoble, est une passion mauvaise. La sensualité, par contre, sans être proprement une passion mauvaise, est une passion ignoble. Il y aurait donc quatre catégories de passions. Mais comme ce qui captive l'âme importe plus que ce qui captive le corps, autant une belle passion psychique l'emporte en bien sur une belle passion physique, autant une laide passion psychique l'emporte en mal sur une laide passion physique.

7

 Nos habitudes dégénèrent en vices, et nos vices en habitudes.

8

 Vis-à-vis de nos passions, la retraite n'est jamais qu'une déroute.

9

 La volonté n'a d'action sur les passions que si elle est une passion elle-même.

10

 Il faut traiter les passions comme certaines maladies : les couper à leur début, ou alors les laisser couler.

11

 Pour l'âme, comme pour le corps, la chirurgie est plus sûre que la médecine.

12

 Nous conserverions peut-être des passions éteintes des souvenirs assez doux, si elles ne laissaient pas en nous les traces de leurs ravages.

13

 Nous regrettons de nous être guéris de nos passions, lorsque la sagesse ou la charité ne viennent pas remplir le vide que cause leur absence.

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SUR L'ENVIE


1

 L'envie est la seule passion qui ne procure aucune jouissance.

2

 L'envie est un sentiment irréfrénable; la seule chose que nous puissions faire, c'est de l'emprisonner soigneusement en nous.

3

 On est jaloux par tempérament; on est envieux par vocation.

4

 On ne se décourage jamais d'être envieux, surtout lorsqu'on réussit.

5

 L'envie est tellement illogique, qu'elle s'attaque de préférence à ceux dont les succès nous sont le plus utiles.

6

 Nous n'éprouvons de réelle sympathie que pour ceux qui nous font pitié ; dès qu'ils ne sont plus absolument pitoyables, l'envie vient peu à peu ronger la sympathie.

7

 On rend d'autant mieux hommage à un mort, qu'on n'a plus à l'envier.

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SUR L'HYPOCRISIE


1

 Tu aimeras le bien par tous les moyens qui tendront à le faire croire: tel est le premier et le plus grand commandement. Et voici le second, qui lui est semblable : Tu tromperas ton prochain comme toi-même.

2

 Nos paroles démentent nos pensées, et nos actions nos paroles. C'est d'une double hypocrisie que nous vivons.

3

 La vanité commet plus de mensonges que l'intérêt.

4

 Un sourire du cœur se répercute toujours sur les lèvres; rarement un sourire des lèvres se répercute dans le cœur.

5

 Il y a des gens qui, par haine contre l'hypocrisie, feignent des vices qu'ils n'ont pas. Ce sont des hypocrites du mal.

6

 Sauvons les apparences: elles nous sauvent à leur tour.

7

 Il faut mentir pour être cru.

8

 Les hommes ne demandent pas la vérité : ils demandent seulement qu'on leur déguise le mensonge.

9

 Celui qui ne veut pas mentir lorsqu'il le faut est semblable à un maniaque qui s'obstinerait à marcher droit dans une rue tortueuse.

10

 Il n'est point permis de blâmer l'hypocrisie à celui que la vie n'a jamais acculé à la nécessité d'en user.

11

 C'est l'intolérance qui a créé l'hypocrisie.

12

 L'hypocrisie bien comprise n'est autre chose qu'une pudeur.

13

 Faire croire aux autres que nous sommes ce que nous voudrions être n'est pas tant d'un méchant que d'un idéaliste.

Louis Dumur.

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