Petits aphorismes : Sur la Religion. Sur le Doute. Sur le Pessimisme

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Louis Dumur, « Petits aphorismes : Sur la Religion. Sur le Doute. Sur le Pessimisme », Mercure de France, t. VI, n° 34, octobre 1892, p. 146-156.


PETITS APHORISMES
SUR LA RELIGION
1


 Il ne faudrait point douter de Dieu pour n'avoir jamais eu affaire à la Providence : mais il en faudrait douter pour avoir eu maille à partir avec elle.

2


 Dieu ne serait-il pas le prénom familier de tout ce que nous ignorons?

3


 On dit: Aimer Dieu! Mais comme Dieu ce n'est ni le prochain, qui serait plutôt le diable, ni l'humanité, qui est presque entière vouée à l'enfer, ni les femmes, qui sont un objet de perdition, ni la matière, d'où vient tout le mal, ni la nature, qui est imparfaite par définition, il en résulte qu'aimer Dieu c'est aimer soi-même dans la partie orgueilleuse de son être.

4


 Dieu, définit-on, est la cause suprême. Il faudrait d'abord s'entendre sur ce que c'est qu'une cause, et expliquer comment une cause peut être suprême.

5


 Si de ce qui existe vous enlevez tout ce qui n'est pas Dieu, que reste-t-il? Rien. Donc : ou Dieu n'existe pas, ou Dieu n'est autre chose que ce qui existe, et par conséquent n'existe pas.

6


 Mais, ô subtilité ! Dieu serait-il ce qui existe considéré à un certain point de vue, comme vous parlez d'amour à propos des femmes que vous aimez ou de beauté à propos des spectacles que vous admirez? Dans ce cas, Dieu est une abstraction et n'existe pas en dehors du cerveau humain qui l'a crée. Et alors, étrange chose, c'est l'homme qui devient Dieu et Dieu qui est la créature.

7


 Que supposer : ou que Dieu est, ou qu'il n'est pas? Si Dieu est, est-il en dehors de moi, ou suis-je en lui? S'il est en dehors de moi, il n'est pas infini, puisque j'en suis excepté ; et si je suis en lui, il n'est pas parfait, puisque je suis immonde. Je suppose donc que Dieu n'est pas : car supposer Dieu limité ou imparfait, ce n'est pas supposer Dieu.

8


 A-t-on songé que Dieu, étant par essence un, doit être la totalité? Or, faisant partie du tout, je suis partie de Dieu. Dieu ne pouvant distraire aucune partie de lui-même, sous peine de ne plus être la totalité, c'est-à-dire Dieu, il appert que je puis me conduire comme je veux, sans cesser d'être divin.

9


 Trouver Dieu ne veut pas dire l'avoir cherché; chercher Dieu ne veut pas dire le devoir trouver. Il n'y a d'authentiquement déistes que ceux qui ont trouvé Dieu après l'avoir cherché. Ce sont les parvenus du déisme, tandis que les premiers en sont les fils de famille et les seconds les modestes travailleurs. Comme dans la vie, ces trois classes se méprisent l'une l'autre.

10


 Bien des gens se disent déistes, qui sont athées: croire en un Dieu qui n'est pas séparé de la nature, c'est être athée.

11


 J'ignore ce que je suis, d'où je viens, où je vais ; j'ignore même si je suis. J'ignore tout, sauf mon ignorance même. J'appellerai donc Dieu tout ce qui n'est pas mon ignorance. Mais, comme je l'ignore, je n'en suis pas plus savant. Je n'ai qu'un mot de plus que j'ai fait résonner dans le vide.

12


 Toute religion est incurablement viciée d'anthropomorphisme, l'homme ne pouvant imaginer Dieu dans des modes autres que ceux qu'il trouve en lui-même.

13


 La seule manière logique de concevoir Dieu, c'est de ne pas le concevoir: car sitôt que nous le concevons, nous le concevons suivant les modes de notre esprit et, par conséquent, anthropomorphiquement.

14


 — Qui prête au pauvre prête à Dieu.
 — Mauvais placement : le débiteur pourrait bien être insolvable.

15


 La pratique d'une religion est une paralysie de la foi.

16


 Les prophètes sont les plus ardents des croyants: ils croient en eux.

17


 Le sage croit à toutes les religions ou ne croit à aucune.

18


 On croit par habitude; on ne croit pas par indifférence ; on ne croit plus par fatigue.

19


 Les certitudes de la foi sont autrement puissantes que celles de la science, peut-être parce qu'elles ne reposent sur rien.

20


 On croit plus facilement aux principes des autres qu'aux siens propres, parce qu'on distingue moins bien sur quelles bases chancelantes ils sont fondés.

21


 On s'imagine toujours que la foi des autres est fondée sur des raisons d'autant plus sérieuses qu'elles nous sont plus inconnues.

22


 La foi ne vaut que par les sacrifices qu'elle exige.

23


 La foi la plus respectable serait celle qui ne flatterait aucune espérance.

24


 L'incertitude où nous sommes des choses de la métaphysique est précisément ce qui nous vaut notre qualité d'êtres pensants. Je doute, donc je suis me semble être à la base du Cogito, ergo sum.

25


 L'incrédulité ne consiste pas à ne pas croire, mais à croire que ce que les autres croient est faux. Le véritable libre-penseur doit être incrédule sur les points où la preuve peut être faite et agnostique sur ceux où elle est impossible.

26


 Sous prétexte qu'il rejette les croyances d'une certaine religion, le libre penseur n'aura-t-il pas le droit de se créer une foi, à son usage personnel et pour ne pas demeurer l'esprit vide, d'après ce qu'il juge être le plus vraisemblable?

27


 Il n'est guère possible aux hommes de rester absolument sans croyances. Les uns, dépourvus de raisonnement et d'imagination métaphysique, se content des croyances transmises par leurs pères; d'autres, pourvus de raisonnement, mais sans imagination métaphysique, comparent les religions et les systèmes philosophiques et adoptent ce qui plaît à leur esprit; d'autres enfin, favorisés d'imagination métaphysique, conçoivent les croyances qui correspondent le mieux à leurs besoins et à leurs désirs. Les premiers acceptent leur foi ; les seconds la choisissent; les derniers la créent.


28

 Les grands chrétiens croient moins en Dieu qu'au juste; les petits chrétiens croient moins au juste qu'en Dieu. Le Dieu des uns n'est pas le Dieu des autres. Chez ceux-là, Dieu est en avant; chez ceux-ci, il est en arrière. Les premiers mettent en Dieu toutes les générosités de leur âme; les seconds toutes les sévérités de la leur. Là, ce sont les œuvres malgré la toi; ici, c'est la foi malgré les œuvres. Les premiers peuvent n'avoir jamais mis le pied dans une église; les autres n'y ont jamais mis le cœur.


29

 On sort de la foi par la raison; on y rentre par raison.



SUR LE DOUTE

1

 Le doute n'est point un état pénible; c'est le chemin qui y mène qui est douloureux.


2

 Se complaire dans le doute est évidemment le seul idéal possible de l'homme moderne.


3

 Il n'y a aucun intérêt à douter: il y en a beaucoup à croire. Si donc l'on doute, c'est qu'on doute : mais si l'on croit, il n'est pas très sûr qu'on croie vraiment.


4

 Un peu de philosophie rend doctrinaire ; beaucoup de philosophie rend sceptique; pas du tout de philosophie rend philosophe.


5

 Le progrès de la philosophie consiste à grossir le stock des questions et à rendre celles-ci toujours plus irrésolubles.


6

 Le seul but que puisse se proposer la philosophie, c'est d'entretenir chez les hommes le malaise de l'inconnu.

7

 Les philosophes se disputent comme des hommes de nations différentes et ne parlant chacun que sa langue. Au fond, tous disent la même chose; il n'y a que les termes qui varient : mais ils se croient en désaccord parce qu'ils ne le disent pas la même chose.

8

 La science fait de l'esprit de l'homme une chaudière toujours prête à éclater, s'il ne s'y trouve pas cette soupape de sûreté : l'humilité.

9

 La science mise au service des instincts vulgaires de l'homme est navrante comme une grande dame qu'on prostitue.

10

 Une science supérieure arrive souvent à affirmer des faits constatés par les âges d'ignorance et qu'une science moins avancée avait niés.

11

 Savoir est un diminutif d'ignorer.

12

 Pourquoi les choses sont ainsi et non autrement est une question que la science de Dieu lui-même ne saurait résoudre.

13

 Comment ne serait-on pas sceptique, quand on pense que toutes les opinions ont été soutenues par des hommes compétents, et que toutes ont été contestées par des hommes non moins compétents?

14

 Le mystère attire l'homme comme la lumière les chauves-souris, qui ne sont pourtant à l'aise que dans les ténèbres.

15

 Un homme qui croit au progrès cite l'imprimerie, les chemins de fer, l'électricité; un homme qui n'y croit pas cite Socrate, Virgile, Auguste. Pour se mettre d'accord ou poursuivre la discussion à leur aise, les deux interlocuteurs entrent au café voisin et prennent l'absinthe en fumant un cigare.  — Les Romains n'en avaient pas! s'écrie le progressiste radieux.

16

 L'État laïque est un progrès sur l'Inquisition: mais l'Inquisition était une jolie rétrogradation sur Socrate. Avons-nous rattrapé Socrate?

17

 Ne pas connaître ses défauts, c'est ignorer la honte d'en être affligé; ne pas connaître ses qualités, c'est ignorer la blessure de les voir méconnaître par les autres. Le vrai bonheur consiste à s'ignorer soi-même.

18

 Les conséquences de nos actes nous échappent: celles de nos pensées bien davantage.

19

 Il n'y a rien de réel que par notre esprit, dont nous nions cependant parfois la réalité.

20

 Toutes les opinions sont conciliables: mais plus on les concilie, plus on en étend la base, qui finit par embrasser l'infini, c'est-à-dire par s'effondrer dans le néant.

21

 L'inquiétude du penseur est plus noble que la certitude du simple: mais elle est bien moins réconfortante. C'est comme le roseau pensant de Pascal; il est plus noble que l'univers qui le broie: mais il est broyé.

22

 Il y a le scepticisme qui nie et le scepticisme qui affirme. Le premier pense que rien n'est probable, l'autre que tout est probable; celui-là est partout disposé à dire : Je n'y crois pas, celui-ci: J'y crois; et, sans qu'aucun des deux soit jamais sûr de rien, l'un est pessimiste dans son doute, l'autre optimiste.


SUR LE PESSIMISME

1

 L'énergie manque aux âmes supérieures, énergie qui seule serait capable de les détourner du pessimisme. Mais à quoi rappliqueraient-elles, conscientes qu'elles sont de la vanité de la vie?

3

 L'optimisme n'est conséquent que s'il est à la fois matérialiste et se satisfaisant de la matière. L'optimiste qui aurait recours, pour soutenir son optimisme, au monde spirituel et à la vie future, avouerait par cela même l'insuffisance de l'existence actuelle et serait pessimiste.

3

 Le pessimisme ne conclut pas absolument au néant; il n'y conclut que relativement à la vie connue et seulement dans l'hypothèse de l'impossibilité d'une vie inconnue et supérieure.

4

 Toutes les religions sont pessimistes.

5

 Le pessimisme seul est capable des grandes actions : toute grande action étant une révolte contre ce qui est pour l'établissement de quelque chose qui n'est pas encore et à quoi l'on ne penserait pas, si ce qui est n'était jugé insuffisant. Le pessimisme est l'âme du progrès.

6

 Le pessimiste a l'esprit plus noble et plus porté vers le beau et le bien que l'optimiste. S'il n'avait pas un idéal supérieur à la nature, il ne trouverait pas celle-ci insuffisante. Le pessimiste est donc, en réalité, un idéaliste. Le pessimisme est le signe de l'aristocratie intellectuelle. La foule ne sera jamais qu'optimiste, incapable qu'elle est de rêver un univers différent de celui qu'elle voit.

7

 Il existe un pessimisme transcendant, qui juge inutile la destruction de ce qui est, persuadé que ce qui sera ne vaudra pas mieux. Il est pourtant de même essence progressive : mais il méprise les degrés infimes de l'évolution et ne tendrait à rien de moins qu'à l'abandon définitif de tout ce qui est du ressort terrestre pour l'avènement d'un état surhumain tellement au dessus de ce qui existe, qu'incapable de le définir et même de le concevoir autrement que par de vagues désirs, il retombe par cet excès même à l'inaction, se bornant à attendre, à souffrir et parfois, effrayé de son rêve, à désespérer.

8

 Pourquoi le roman naturaliste est-il en général pessimiste ? N'est-ce pas dire que la vie considérée dans sa réalité est un mal ? La gaieté elle-même n'est-elle pas essentiellement pessimiste, fondée qu'elle est sur le malheur d'autrui ? L'inspiration de la majorité des œuvres gaies n'est, en effet, pas autre chose que la peinture des ridicules. Je cherche en vain des œuvres joyeuses: celles qui font pleurer font pleurer, et celles qui font rire devraient logiquement faire pleurer.

9

 Le pessimisme s'exprime plus encore par le rire que parles larmes.

10

 Le rire est un accès de méchanceté d'un caractère particulier.

11

 Le sourire peut parfois être le signe d'une joie bienveillante, le rire jamais.

12

 Démocrite était un bien plus grand pessimiste qu'Héraclite.

13

 La joie n'est pas joyeuse.

14

 Au temps des fables, on aurait pu dire : Dieu, voyant le triste sort de l'homme, imagina, pour l'en distraire, de le faire prendre plaisir à son malheur, et lui donna le rire.

15

 On ne devrait rire décemment que de l'homme qui ne sent pas ses imperfections ou s'en satisfait.

16

 Le comique et le tragique sont les deux modes du mal.

17

 Un bossu ou un aveugle sont, en réalité, tout aussi comiques qu'un avare ou qu'un sot. Pourquoi a-t-on la pudeur de ne pas rire de ceux-là et rit-on de ceux-ci?

18

 Le ridicule est un déguisement que nous jetons sur le mal pour pouvoir le considérer avec plaisir.

19

 Dénigrer la vie, c'est lui être ou inférieur, ou supérieur; l'apprécier, ce n'est jamais que lui être égal.

20

 Nous jugeons de la vie par la nôtre. Pour arriver à un jugement équitable, il faudrait procéder à une sorte de plébiscite sur la vie. Et serait-on même certain que le résultat de ce plébiscite ne varierait pas de date à date, de latitude à latitude, suivant les remous de l'histoire et les configurations de la géographie ? Pessimiste au nord, optimiste au midi! enthousiaste en quatre-vingt-neuf, désespéré en quatre-vingt-treize!

21

 S'il y a du ridicule à haïr la vie, il y a de la mesquinerie à l'aimer.

22

 Comme en société l'on est toujours plus joyeux qu'on ne l'est dans sa propre intimité, il en résulte que l'on se fait de la joie qui règne dans le monde une idée beaucoup trop exagérée.

23

 Soyons tristes, si tel est notre tempérament, mais pour les autres paraissons gais: on se détourne des tristes comme des lépreux.

24

 La joie est plus inhérente au cœur des hommes que la tristesse. Ils sont souvent joyeux dans le malheur, fort rarement tristes dans le bonheur.

25

 Si l'on considère le mal qui règne dans le monde, on devient pessimiste; mais si l'on songe à celui qui pourrait y régner, on redevient optimiste.

Louis Dumur.

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