Petits aphorismes : Sur la Société. Sur la Politique. Sur la Sottise

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Louis Dumur, « Petits aphorismes : Sur la Société. Sur la Politique. Sur la Sottise », Mercure de France, t. V, n° 32, août 1892, p. 340-344.



PETITS APHORISMES


SUR LA SOCIÉTÉ

1
 Les conventions sociales sont des compromis entre la justice et l'intérêt.
2
 La société n'a pas de morale : elle n'a que des mœurs.
3
 La société fait les lois suivant ses instincts, et les viole suivant ses besoins.
4
 On prend les hommes pour ce qu'ils se donnent; on en a pour ce qu'ils sont; on les juge pour ce qu'ils devraient être.
5
 Tout ce que nous valons comme hommes, nous le déprécions comme individus sociaux.
6
 Plus une société est fortement constituée, plus les individus qui la composent le sont faiblement.
7
 Le travail dégrade l'homme plus qu'il ne l'ennoblit.
8
 Les animaux que l'homme a associés à son travail semblent accablés du même poids qui oppresse leur tyran.
9
 Il n'y a de vraiment digne que le travail libre, celui que l'homme entreprend poussé par son seul instinct d'activité, sans y être contraint par la nécessité de gagner sa vie.
10
 Le travail forcé a cette conséquence néfaste de dégoûter l'homme du travail.
11
 Le monde moderne périra pour avoir à la fois trop travaillé et mal travaillé.
12
 La moitié au moins de l'effort moderne est dissipé à la construction de tours de Babel inutiles.
13
 Les pyramides sont le plus vénérable monument de la sottise humaine.
14
 Tout travail qui n'a pas pour but exclusif la satisfaction des besoins physiques ou intellectuels de l'homme n'est pas autre chose que le rocher de Sisyphe.
15

 « S'il n'y avait aucune vertu, dit Vauvenargues, nous aurions pour toujours la paix. »
 Le contraire est, au moins, aussi vrai : s'il n'y avait aucun vice, nous n'aurions jamais la guerre. Ce qu'il faut dire, c'est que c'est un mélange de vices et de vertus qui fomente la guerre. Je me méfie même un peu de ces vertus guerrières. On les tient encore pour telles dans notre état de civilisation, mais chacun sent déjà qu'elles sont illogiques et barbares.

16
 La force ne prime pas le droit, le droit étant lui-même une force: mais le droit des forts prime le droit des faibles.
17
 La concurrence est l'âme de la vie sociale, mais c'en est l'âme damnée.
18
 Il y a des gens qui rendent service comme on prête à usure.
19
 On se défie de soi; on se méfie des autres.
20
 Éviter les inconvénients de la franchise sans tomber dans les complaisances de la flatterie est un des plus délicats problèmes de la morale sociale.
21
 La vérité est toujours bonne à dire, lorsqu'elle flatte ; mais c'est généralement alors qu'on ne la dit pas. On préfère flatter par le mensonge.
22
 Il est très facile de se taire, mais il est très difficile de savoir se taire.
23
 La politesse est l'hypocrisie de la bienveillance.
24
 A défaut de l'originalité de l'esprit, on arbore celle des mœurs.
25
 L'excentricité est la fausse monnaie de l'originalité.
26
 Un imbécile en quête d'originalité est pire que le dernier mouton de Panurge.
27
 Ceux qui vivent seuls sont des délicats de l'âme mais des grossiers du cœur.
28
 Un solitaire a des manies, il n'a pas de passions.
29
 Si tu vis seul, la calomnie s'acharnera sur toi mais si tu ne vis pas seul, ce sera bien pis.
30
 Celui qui s'ennuie seul avec lui-même doit bien penser qu'il ennuie aussi les autres.
31
 Etre avide de distractions, c'est avouer qu'on n'en trouve pas en soi-même.
32
 Rien n'est pire que la solitude pour les sots, rien n'est pire aussi pour l'homme d'esprit: il n'y a que les sages qui la goûtent.
33
 Aimez-vous l'humanité : lisez l'histoire, vous la haïrez. Haïssez-vous l'humanité: lisez l'histoire, vous l'aimerez.
SUR LA POLITIQUE

 La politique est l'art de se servir des hommes en leur faisant croire qu'on les sert.


SUR LA SOTTISE

1
 L'homme d'esprit garde le souvenir de ses sottises, le sot celui de celles des autres.
2
 La solidarité des sots est la pierre angulaire de l'opinion.
3
 La nature fut clémente pour les sots en les dotant aussi de fatuité.
4
 La sincérité n'est point de mise avec les sots: ils la croient toujours dictée par l'envie.
5
 Il y a des abîmes de sottise, comme il y a des puits de science; quand on se penche au-dessus d'eux pour les sonder, on reste effrayé de la profondeur de l'être humain.
6
 La prospérité des sots est plus une injure pour notre bon sens que celle des méchants pour notre conscience.
7
 Modérer ses appétits, surtout ses appétits spirituels, est la première condition d'une bonne hygiène.
8
 Maintiens-toi toujours la tête libre, comme le ventre.
9
 La santé intellectuelle exige que l'on ne soumette point son cerveau à des efforts trop violents: autrement on risque les hernies, les protubérances, les inflammations, les engorgements, les

lésions, anomalies que l'on déguise sous les euphémismes d'originalité, de talent, de génie, mais qui n'en sont que plus justement honnies des tous les gens sensés.

10
 Les dérangements cérébraux sont les plus dangereux : ils font école.
11
 Certaines personnes déploient une habileté prodigieuse à se tirer des mauvais pas que la plus vulgaire prudence leur aurait évités.
12
 Les hommes déchaînent souvent de grands maux pour la défense de petits intérêts.
13
 L'homme fait plus vite son deuil des désillusions qu'il ne se corrige des illusions.
14
 Nous ne voulons comprendre que ce que nous sentons; et ce que nous ne sentons pas, nous le réprouvons, comme si nous n'avions pas une raison pour suppléer à l'insuffisance de nos sens.
15
 On est banal chaque fois qu'on accepte les opinions d'autrui sans, au moins, se les être faites à nouveau.
16
 Contentez-vous de peu, on vous plaindra ; ne vous contentez de rien, on vous enviera.
17
 Il est très facile de tromper le peuple, même par des paroles, et très difficile de le détromper, même par des actions.
18
 L'imbécillité contemporaine détourne du présent les esprits délicats; ils se réfugient dans le passé, où la plèbe révoltante des sots, emportée par l'oubli, n'offusque plus leur regard, et où subsiste seule la compagnie des hommes intelligents et valables.

Louis Dumur.


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