Petits aphorismes : Sur le Bien. Sur la Charité. Sur la Vengeance. Sur la Souffrance

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L[ouis] D[umur], «  Petits aphorismes : Sur le Bien. Sur la Charité. Sur la Vengeance. Sur la Souffrance », Mercure de France, t. V, n° 30, juin 1892, p. 135-138


petits aphorismes



SUR LE BIEN


1

 On s'aperçoit du mal à son actualité et du bien à sa virtualité.


2

 Nous pensons au bien sans le faire ; nous faisons le mal sans y penser.


3

 Faire le bien n'est pas tout : il faut le bien faire.


4

 L'abîme qui sépare le bien et le mal est aisément comblé par l'intérêt.


5

 Il n'y a aucun mérite à faire le bien, lorsqu'on n'a pas d'intérêt à faire le mal.


6

 On se repent d'une mauvaise action, lorsqu'elle a été inutile.


7

 Nous faisons le bien avec un grand plaisir, lorsqu'il est dans notre intérêt de le faire.


8

 Le bien que l'on fait par intérêt est-il moins du bien que l'autre ?


9

 Ce qui prouve que l'homme est bon, c'est qu'il lui arrive de faire le bien sans que son intérêt l'y pousse : jamais le mal.


10

 Il y a trois manières de faire le bien : avec intérêt, sans intérêt, contre l'intérêt. La première seule rend parfaitement heureux.


11

 Plus on fait le bien d'une façon désintéressée, plus on est sensible à l'ingratitude.

12

 La sympathie va aux faibles bien plus parce qu'ils sont impuissants que parce qu'ils sont malheureux.


13

 Se dévouer pour son prochain est d'un noble cœur et d'un noble esprit.


14

 La vertu est un gâteau un peu lourd pour les estomacs modernes et dont on fait bien de ne prendre qu'une tranche.



SUR LA CHARITÉ


1

 La charité dépasse le jugement. Ce sentiment est si beau, que, fût-il le plus déraisonnable de tous, on ne devrait se lasser de l'admirer.


2

 Ne recherchez jamais la part d'ostentation, d'intérêt ou d'hypocrisie qui se glisse dans la charité : ce serait ravager le champ de roses sous prétexte d'en reconnaître l'engrais.


3

 Les charités diffèrent de la charité comme les amours de l'amour.


4

 L'amour est une passion ; la charité est une vertu. La charité n'est dont point l'amour de l'humanité. C'en serait plutôt la pitié, si l'on tient compte toutefois que la pitié n'est que le côté négatif de la charité.


5

 Des trois vertus théologales l'humanité future ne retiendra qu'une seule : elle laisserai la foi aux fous et l'espérance aux sots.


6

 On arrivera peut-être à sonder le cœur de l'homme : mais ce ne sera pas le cœur d'un homme charitable.

7

 La dernière religion qui persistera sur le globe sera celle qui mit la charité le plus haut.


8

 La charité est triste. Quand la charité inonde le cœur d'une douce joie, elle cesse à ce moment d'être charité, pour devenir amour.



SUR LA VENGEANCE


1

 L'invective soulage, mais il n'y a que le trait d'esprit qui venge.


2

 On se venge plus souvent pour les autres que pour soi.


3

 On ne convie guère le public à sa vengeance lorsque l'insulte a trop bien porté.


4

 Il n'y a pas de vengeance là où celui qui se venge souffre.


5

 C'est à la manière de se venger qu'on reconnaît l'homme.


6

 Le sot se venge brutalement, l'homme d'esprit se venge avec raffinement, le chrétien se venge en pardonnant, le philosophe ne se venge pas.


7

 Il y a une certaine noblesse à se bien venger lorsque la vengeance est difficile; il y en a davantage à dédaigner la vengeance, lorsqu'elle est facile.

SUR LA SOUFFRANCE


1

 Les souffrances de l'âme ennoblissent ; celles du corps dégradent. Affligé d'une colique, je me sens ravalé vers la brute ; tourmenté d'une responsabilité, je me rends mieux compte de ce qui m'en sépare. La douleur physique irrite tellement ma raison, que je préfère les plus énormes effondrements moraux à un simple mal de dents.


2

 On peut se prémunir contre la douleur morale par l'ablation du sens moral : contre la souffrance physique il n'y a pas d'ablation possible, sauf celle de la vie.


3

 Il est terrible de penser que les seuls moyens découverts jusqu'à présent par l'homme pour apaiser la souffrance, le chloroforme, l'opium, la morphine, l'hypnotisme, ne sont, en réalité, que des approximatifs de la mort.


Louis Dumur

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