Proses de Décor : Conseil de l’Ingénue

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Charles Merki, « Proses de Décor : Conseil de l’Ingénue », Mercure de France, t. IV, n° 28, avril 1892, p. 336-340.


PROSES DE DÉCOR

CONSEIL DE L'INGÉNUE

Pour Louis Le Cardonnel.


 La divine musicienne, parfois, aux soirs de lune, la divine musicienne en sa robe de lune et de mer, — en sa longue robe qu'on dirait la traîne moirée d'argent de la lune sur la mer estivale, — la divine musicienne vient s'asseoir un moment près du clavier magique. Ses chères mains réveillent les orgues endormies; sa voix très douce chante des chansons d'enfants, d'anciennes et naïves chansons d'enfants, aux paroles merveilleuses, toutes fleuries d'espérance; son bon sourire d'enchanteresse est si doux à mon cœur qu'il lui semble comme un rappel des matins abolis d'avril, qu'il retrouve en la brume des années perdues les vaines et délicieuses fictions de sa jeunesse, qu'il se croit encore à l'heure des départs, dans les aubes ensoleillées de joie confiante, pour les pays de chimères,— pour les fuyants rivages des pays de chimères. — Et je le sens alors qui tressaille et se gonfle dans ma poitrine et me remonte aux lèvres. — Ah ! lui dis-je, tu écoutes sous les mains pâles d'aubépine et les doigts teintés de benjoin rose les lentes psalmodies des orgues célébrant le songe orgueilleux de ton passé ; mais nous sommes bien vieux pour nous enivrer du vin des promesses. Déjà la conseillère est souvent venue, mon cœur, et ne suscita jamais que de pires lendemains. Le miracle qui émane de sa présence est trop court ; ce n'est que la caresse passagère de la brise, le refrain venu du large et que le vent remporte, l'extase et le prestige d'une minute, l'illusion aussitôt abrogée des avenirs de faste et de lumière; nous sommes las, mon cœur, et j'ai faim de repos. — Que nous voulez-vous ? dit à son tour mon âme, que nous voulez-vous, bouche de parfums, voix de prodige et de légende ? Que nous voulez-vous, sourires de l'Elue, écho des chansons naïves qui nous bercèrent au printemps de la vie?
 Et la divine musicienne se dresse, toute droite et blanche devant le clavier magique.
 — Lève-toi ! crie son âme à mon âme, lève-toi pour le sacrifice souverain de nos fiançailles. J'apporte à ta défaillance le secours charitable et béni du mensonge. Je suis l'immatérielle épouse des souvenirs, l'évocatrice des mirages que te prédisent les fumées cheminant en vagues troupes sur l'horizon prochain. Je suis celle qui ne raisonne pas, qui marche devant elle, les yeux clos, par les sentes toujours neuves des jardins de féerie. Je suis celle qui passe sans entendre et sans voir les choses immédiates de la terre, mais qui les répète derrière toi, si chatoyantes au prisme de tes imaginations qu'elles te séduisent comme les reflets d'un monde surnaturel et factice. Ne me prends point pour la mauvaise ensorceleuse, la Béatrice aux simulacres d'amour qu'on rencontre, vaguant sur les chemins du calvaire; pour le fantôme adoré de ton cœur, l'inapprochable Idole devinée par delà l'imposture des filles publiques; je suis la visiteuse consolante et compatissante à ta passion, ta vie spirituelle et la seule que tu veuilles, la clarté pacifique de ton rêve et le charme de ta jeunesse revenue. — Va, les lèvres qui les baiseront, mes lèvres de parfums, y boiront mieux que le miel des paroles merveilleuses, toutes fleuries d'espérance; à ma voix tu peux écouter ce soir les voix de légendes qui te guideront encore durant les marches longues du surprenant Voyage; et voici que sous mes pâles mains chantent les ritournelles des naïves chansons qui te bercèrent au printemps de la vie. —Si tu veux approcher ton cœur de mon cœur, je te livrerai pour l'instant au moins de ta croyance le secret de mystique bonheur dont je suis la fidèle gardienne et la dispensatrice. Je te conduirai dans la félicité de ton rêve vers la demeure royale où tu siégeras vêtu de pourpre et de gloire aux acclamations de tes anciennes splendeurs. — Je sais les philtres d'amour, les sourires des enchanteresses, et les incantations et les rites des théurgies; je te mènerai parmi les cortèges des avènements au fond des parcs séculaires que gardent les héraldiques licornes et des chevaliers de marbre, vers le palais de la Princesse fabuleuse dont le sommeil n'attend plus pour finir que le geste rédempteur de ta volonté. Je sais les mots mystérieux encore, qui commanderont d'ouvrir devant toi les portes du sanctuaire immémorial; je te ferai pénétrer avec les panégyries et la pompe des solennités déchues jusqu'au tabernacle de resplendissement vermeil, voilé de l'ombre complice des cultes et des encens propitiatoires; et si c'est ton désir de t'asseoir le front lauré de bandelettes près de la muette et rigide éternité des effigies pentéliques, je te servirai comme dieu toi-même dans le festin des dieux!...


 Mais mon âme se souvient trop, hélas! et toutes les folies de l'Ingénue ne peuvent la séduire. Elle se révolte bientôt en l'écoutant vanter ses tristes supercheries:
 — Taisez-vous ! dit-elle à son tour, taisez-vous, décevantes voix ! Mon rêve, c'est à présent un vol tumultueux de grands oiseaux noirs traversant le crépuscule d'Octobre. Les lauriers sont coupés, pauvre chère, les lauriers de l'Eurotas; j'ai vu pourrir les fruits de la Bonne Vendange, et les temples croules jonchent de leurs débris les chemins du vieux monde!... Il est trop tard, vois-tu; j'ai trop longtemps songé au surprenant Voyage!.. Les flottes des conquérants, les flottes pavoisées, les chants des équipages, les départs dans les aubes de joie confiante pour les rivages fuyants des pays de chimères, comme tout cela est loin sous la brume et le deuil des années perdues!... Ô voix de la pécheresse, que viens-tu réveiller l'ancien orgueil flétri? Mon cœur est las, ce soir, et j'ai faim de repos!
 — Ton cœur est las, reprend la divine musicienne; mais je puis l'embaumer d'oubli et de subtile erreur, l'enlacer de mes mains miséricordieuses, le guérir du simple attouchement de mes lèvres... Ton rêve fut une aube magnifique, dans des fanfares de soleil; ton rêve fut l'épanouissement clair et joyeux des matins d'Avril; regarde bien, je suis la visiteuse consolante et compatissante à ta passion, le charme de ta jeunesse revenue... Ô laisse rêver ton rêve, ma sœur d'aventure, le vaisseau qui portait notre amour est sauvé!.... Et là-bas, au fond des parcs séculaires que gardent les héraldiques licornes et des chevaliers de marbre, écoute des chants de violes qui se meurent d'amour dans les bosquets....La Princesse fabuleuse attend le geste rédempteur de ta volonté... sa délivrance!...
 — Oui, des allées triomphales comme des portiques et le seuil rouge du soleil.... La Princesse a tes mains pâles d'aubépine, tes doigts teintés de benjoin rose, des cheveux comme des genêts d'or.... l'or brillant des astres et la candeur des neiges.... Et puis, les orgues, la veillée nuptiale.... la conduire, les seins cuirassés de velours, si blanche.... Maître-autel chargé d'or des saintes basiliques !...
 — Ecoute encore!... Ecoute les buccins de la légion thébaine!... La voici revenir par les occitanies, l'escadrille échappée aux vents et aux destins!... Sur la nef amirale, battant pavillon de fortune, on enchaîna la dérisoire ensorceleuse, la Béatrice aux simulacres d'amour, l'inapprochable Idole que tu devinais par delà l'imposture des filles publiques!...
 Mais mon âme n'entend plus et se recueille. Est-elle retombée, déjà, au pouvoir de l'enchanteresse? Non, pourtant, elle se redresse tout à coup et crie:
 —Voix qui m'obsédez! voix de fantôme! voix de la pécheresse! voix qui charriez tous les sanglots des crucifixions, vous êtes sans écho dans la nuit de mon cœur.
 Allez chanter vers d'autres, vous et la divine musicienne! Allez vers d'autres qui s'efforceront peut être de redire après vous les magiques chansons et les rêves de nos rêves! Moi, je sais qu'il n'est point de paroles assez victorieuses dans les langues humaines!....

Charles Merki


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