Ratiocinations familières, et d’ailleurs vaines, à propos des trois Salons de 1891

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G.-Albert Aurier, « Ratiocinations familières, et d’ailleurs vaines, à propos des trois Salons de 1891 », Mercure de France, t. III, n° 19, juillet 1891, p. 30-39.


RATIOCINATIONS FAMILIÈRES,
ET D'AILLEURS VAINES
A PROPOS DES TROIS SALONS DE 1891



 — « Le Salon, Monsieur, est excellent cette année... »
 — « Ne trouvez-vous pas, Madame que le Salon est détestable ?... »
 — « Il y a bien dix ans qu'on n'avait vu meilleur Salon... »
 — « Mon cher, depuis dix ans, je n'a pas vu de Salon plus mauvais que celui-ci... »
 « Le niveau d'art du Salon, Mademoiselle, me paraît s'être sensiblement élevé... »
 J'ai toujours, quant à moi, sincèrement admiré les gens péremptoires et, sans doute, compétents, qui, tous les renouveaux, au mois de mai, s'estimeraient d'incurables crétins s'ils n'avaient devant leurs parents et amis, formulé, au moyen des sacramentels apophtegmes précités, une opinion générale et comparative sur la valeur des annuels étalages du Palais de l'Industrie et du Champ de Mars. Peut-être ne suis-je point assez subtil pour saisir ces nuancés différentielles, peut-être manqué-je de l'esprit généralisateur qu'il faut ; quoi qu'il en soit, dussé-je être à jamais déshonoré par cette ingénue confession, je m'avoue tant à fait incapable de ces sortes de jugements, ayant toujours, avec candeur, professé que rien ne ressemble plus à un Salon qu'un autre Salon. Tous les articles qu'y déballent à jour convenu les négociants en badigeon ou glaise gâchée m'apparaissent, en effet, sans guère d'exceptions, fabriqués selon les indentiquement mêmes procédés, pour les mêmes fins, à savoir la vente et les récompenses officielles, choses louables, peut-être, au point de vue de ]'économie domestique et sociale, mais qui à coup sûr, n'ont rien à faire avec l'art. De cette identité des procédés, de cette identité des préoccupations de tous les divers producteurs, doit nécessairement résulter une absolue ressemblance des divers articles entre eux, une absolue ressemblance des diverses expositions entre elles, une production commerciale éternellement égale à elle-même, et c'est pourquoi je me permets de penser qu'il est un peu extrêmement absurde de parler, à propos de ces choses immuablement nivelées et certes fort étrangères à l'art, du fameux « niveau d'art ».
 Je sais bien qu'un me peut objecter que, parfois, quelques œuvres de réelle valeur, conçues et faites sans nul souci mercantile, peuvent, profitant d'une distraction du jury, s'égarer dans, comme l'on dit, cette galère. — Combien rares, pourtant, et combien noyées dans les flots d'articles de pur commerce! — Ces œuvres,lorsqu'on les rencontre, il est loyal de les signaler et j'essayerai de le faire, mais ne sont-elles pas insuffisantes à modifier l'aspect général d'une exposition dans laquelle elles ne sont que l'imprévu, que l'accident? Il était donc bon, avant de commencer ces notes sur les Salons, de prévenir le lecteur qu'il n'y serait point question d'art, point d'artistes, mais simplement d'une industrie de luxe, très importante aujourd'hui, et dont l'étude ressortit davantage de l'économie politique que de l'esthétique. Elle compte pour beaucoup, malgré les prohibitions douanières créées par l'Amérique, dans le commerce d'exportation de notre pays, et c'est, je crois, une œuvre éminemment patriotique que d'étudier sérieusement ses modes de fabrications et ses ingénieux produits, qui offrent, réfléchissez-y, plus d'une ressemblance avec ce qu'on nomme l'article de Paris.
 Lorsque nous voudrons reparler d'art (car, Dieu merci, c'est encore possible aujourd'hui), nous ferons en sorte de prendre autre chose que les Salons comme thème de conversation. Nous aurons soin de tourner un dos obstiné aux géniaux négociants de ces foires un peu honteuses, et nous irons plutôt vers les solitaires, vers les convaincus, qui travaillent dans le silence à la réalisation des idéaux rêvés, heureux des seules jouissances de l'art, dédaignant les gains illicites, les bêtes cajoleries de la plèbe, estimant que l'oeuvre d'art ne saurait être primée dans un concours comme un bétail gras ou un produit alimentaire. Alors, sans doute, au quitter des banales hideurs, toujours les mêmes, toutes identiques, appendues aux murailles du Palais de l'lndustrie ou de tout autre bazar national, les chefs-d'oeuvre d'un Degas, d'un Césanne, d'un Renoir, les rêves féeriques d'un Gustave Moreau, les cauchemars horrifiants d'un Redon, les symboliques visions d'un Gauguin, les hallucinations diaboliques d'un Rops, les toiles rutilantes d'un Van Gogh, d'un Monticelli, d'un Monet, d'un Pissaro, nous paraîtront plus belles encore, d'un art encore plus, pur, plus divinement irradiées...
 Peut-être, en outre, resongerons-nous des grands noms qui glorifieront ce siècle, des Corot, des Delacroix, des Millet, des Courbet, des Manet, des Daumier, des Rousseau, eux aussi bafoués par les jurys de jadis, ou, volontairement s'isolant, s'éloignant des expositions et des concours, plus satisfaits du silencieux orgueil de leurs rêves et de leurs créations que de tous les hochets honorifiques ou des gains réalisés... Ah ! pauvre public, pauvre incurable public, refuseras-tu donc toujours l'aumône d'un regard aux travailleurs silencieux et probes? T'obstineras-tu toujours à te ruer à la bruyante parade des camelots bonimenteurs qui te promettent, au son de la grosse caisse et des cymbales, des jouissances d'art garanties bon teint, des jouissances d'art extra-pures? Au reste, comment, maintenant, serais-tu capable d'un peu de bon goût, d'un peu de bon sens, d'un peu d'intelligence? Sans doute tu es, aujourd'hui, trop vieux, il y a trop longtemps que tu savoures les mêmes produits frelatés, ton éducation artistique est faite, irrévocablement faite, le Salon est devenu nécessaire à ton bonheur et je ne crois plus guère que ton âme racornie, que tes sens dépravés soient susceptibles, devant une œuvre même sublime, de frissonner à l'unisson du rêveur qui l'a créée! De temps en temps, je sais bien, il t'arrive, par faux dilettantisme, par pose, par mode, par stupide dandysme, de t'engouer d'un artiste véritable... mais combien rares ces fantaisies, combien peu sincères, combien maladroitement à contre-sens tes extasiements et tes louanges!... Margaritas!... comme disent les professeurs de rhétorique...
 Eh bien, puisqu'il en est ainsi, parlons donc, pour une fois, de ce que tu aimes, de ce que tu aimes bien franchement, parlons du Salon — non point, pourtant, de la peinture au Salon, de la sculpture au Salon, mais, plus généralement, de la peinture-pour-le-Salon, de la sculpture-pour-le-Salon. - Parlons de tes coutumiers et favoris et adulés... artistes, si j'ose ainsi m'exprimer, avec toute l'indulgence, avec toute la considération possibles..... Car, je l'avoue dès maintenant, il n'y a point que du mal à en dire. Tous, sans exception, ils sont des gens de talent, de beaucoup de talent, prodigieusement habiles, sachant à fond tous les trucs de leur difficile métier. S'ils n'ont point d'âmes, ils ont, du moins, des doigts inimaginablement adroits, et s'ils s'insoucient de cette insanité sublime qu'est, au XIXe siècle, l'Art, ils n'en ont pas moins un idéal, pour lequel ils se feraient tuer, l'idéal de M. Poirier: faire honneur à ses affaires.


 Ce qui frappe, tout d'abord, dès l'entrée en un Salon quelconque, c'est, avec la dépense vraiment extraordinaire d'habileté et de science technique, la prodigieuse ressemblance de toutes les toiles entre elles, ressemblance qui va jusqu'à ce point que, sans certaines singularisations superficielles destinées à servir d'enseignes et préméditées indépendamment du reste de l'œuvre, ainsi que des marques de fabriques, on pourrait, le plus souvent, déplacer, d'un tableau à l'autre, les signatures, sans que nulle grande incohérence en résultât! Jadis cette analogie des talents s'expliquait à peu près d'elle-même, conséquence logique, nécessaire de prémisses sues. Le Salon était presque exclusivement réservé aux peintres académiques et à leurs élèves. Tous avaient subi une éducation commune, possédaient une commune conception de l'art, étaient sursaturés des mêmes idées, usaient des mêmes formules, des mêmes procédés, professaient la même croyance en l'infaillibilité d'un seul Idéal, qui était l'idéal fabriqué et estampillé par l'Ecole de Rome. Aujourd'hui, les Académiques sont devenus, décidément, en minorité. Les salles du Palais de l'Industrie ont été envahies par une foule d'artistes, jeunes, ayant bruyamment rompu avec les antiques et officielles traditions, ne possédant nullement l'unité d'idée et d'instruction technique de leurs prédécesseurs, et affichant et clamant très haut leur prétention de réagir contre ces derniers. D'où vient donc cette similitude de résultats procédant de causes qui paraissent tant différentes?
 Ne serait-ce pas, tout simplement, que, malgré cette ostentatoire réaction contre le vieil art académique, les nouveaux venus suivent des errements identiques à ceux de leurs aînés ? Ils se figurent avoir affranchi le dessin et découvert la couleur, ils n'ont fait que remplacer, selon le joli mot de Boulanger, le casque par la casquette, et que proclamer l'indignité du bitume. Ils se sont bornés à changer de formules et de modes ; ils n'ont point, ce qui serait la vraiment bonne réaction, renoncé à toutes les formules, à toutes les modes, à tous les Idéaux tout faits ; ils n'ont point su se contenter d'interroger, oublieux de tout savoir et de toutes conventions, le profond de leur âme (au cas où ils auraient une âme), ni en retirer, vivantes et palpitantes,des sensations vraies,des émotions vraies, des idées, pour nous les montrer, naïvement.
 A quoi d'ailleiirs cela leur eût-il servi ? Le public qui admire, le public qui achète, le public qui sacre grand peintre ne tient guère à toutes ces babioles. Il demande qu'on ait du talent, tout simplement, et le talent pour lui c'est, ils le savent bien, cette habileté prodigieuse des mains, cette habileté de prestidigitateurs que tous possèdent presque au même degré.
 D'ailleurs,cette sine-qua-non habileté, nos roublards industriels l'ont, en leur ateliers, baptisée, vraiment maquignonneusement, d'un beau nom fort certes idoine à inspirer le respect au bourgeois ; ils l'appellent : la Science:
 — La science de l'impersonnel et du banal, sans doute !... Ce mot-là est même le grand mot des artistes actuels — comme ce fut, d'ailleurs, celui des Académiques. On s'en sert à tout bout de phrase, pour assommer le piteux profane qui n'a point la foi.
 — La science !... Monsieur!... Mais la science ?... Alors vous ne croyez pas qu'on ait besoin de science?... Mais les Maîtres, Monsieur... les Maîtres y croyaient, à la science !... à la science!...
 Eh oui, les Maîtres croyaient à la science et, ce qui est beaucoup mieux, ils la possédaient, et c'est pourquoi je ne puis me persuader que nos modernes badigeonneurs tiennent bien la vraie. Car, enfin, point n'est besoin d'être sorcier pour distinguer la radicale dissemblance qui existe, à ce spécial point de vue, entre nos petits bonshommes de maintenant et les grands artistes d'autrefois. Prenez, par exemple, une œuvre de Michel-Ange, une de Raphael, une d'Holbein, une de Rubens. Aurez-vous besoin de les longtemps étudier pour en chacune discerner une science du dessin, de la couleur, de la composition, également profonde, et pour, d'autre part, constater que le dessin de chacune que la couleur, la composition et le modelé de chacune sont essentiellement dissemblables ? Pourquoi ? Sans doute parce que, les uns et les autres, ils ignorent cette hypothétique Perfection, soit-disant absolue et incontingente, quasi-entité métaphysique inventée par les peintres de Salon et qui serait LE Dessin, LA Couleur, etc., mais, qu'en revanche, ils possèdent en dessin et en couleur, une perfection pour ainsi dire psychologique, c'est à-dire très relative, très variable et très individuelle, — résultante, ou plutôt synthèse expressive de toutes les diverses spécialisations de leur âme propre. Il n'existe donc point, ainsi que beaucoup veulent aujourd'hui le croire ou le faire croire une science du dessin, une science de la couleur, mais mille sciences du dessin et de la couleur, de même que mille différentes âmes d'artistes, et ces choses ne sont nullement des entités abstraites, unes, invariables, au-dessus des contingences humaines, des lois préétablies, qui peuvent s'étudier, comme les mathématiques, dans les manuels et les écoles et se traduire, ad usuni juventutis, en un certain nombre de formules schématiques éternellement vraies. Elles sont, en dernière analyse, des langages, tout autant que la parole articulée, puisqu'elles servent, elles aussi, à la traduction de psychies. Comme le langage articulé, elles ont des particularisations, échappant parfois au vulgaire, mais intimes et profondes, particularisations résultant de la différenciation des âmes d'artistes, de même que les intonations et les expressions spéciales de chaque voix résultent de la différenciation des larynx. Ce qui importe surtout dans l'œuvre d'un peintre, c'est la conservation de ces diverses particularités du naturel accent, puisqu'elles seules nous donnent, pat correspondance, l'indispensable vibration de son âme d'artiste. Or, ce qu'on appelle aujourd'hui être savant, n'est-ce pas avoir perdu, par une opiniâtre étude, ces mêmes particularités d'accent !

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 Aussi bien, doit-on s'étonner de cette universalité de fausse-science marquant l'universelle banalité des sous-barbouilleurs dont s'enorgueillissent nos Salons ? Franchement, il faudrait ignorer comment se recrute cette formidable et encombrante armée de rapins et de rapines, d'année en année grossissante, et dont les doux-fleurantes secrétions constituent l'ornement des palais prêtés par l'Etat! qu'on y songe un peu. Chaque jour des milliers de jeunes gens se découvrent l'irrésistible vocation de la palette. Les parents, loin de protester, comme les parents légendaires d'artistes, encouragent. C'est que le public se persuade de plus en plus que la peinture est mieux qu'un art, une sorte de négoce pas fatigant, n'exigeant pas des facultés de premier ordre, et incomparablement plus lucratif que la droguerie et la nouveauté. On sait, dans ce bon public, que les peintres vendent, assez facilement, au poids de l'or, leurs petites saletés, alors que les autres artistes, sculpteurs, poètes, musiciens, meurent souvent de faim à travailler d'un travail de forçats à des œuvres vaines et méprisées. On se chuchote, dans les arrière-boutiques, les cotes fantastiques des petites, épinaleries des Meissonier, et les grandes saloperies des Bouguereau. Le M. Homais d'aujourd'hui ne trouve point assez d'encouragements lorsque son fils lui déclare « sa vocation », et des foules de petits Homais se mettent à étudier la technique du badigeonnage, et leurs papas de dire (j'ai entendu le mot): — « Mon fils apprend, monsieur, à devenir artiste !... » Ils l'apprennent, en effet; ils l'apprennent si bien que tout le monde se déclare très satisfait des résultats qu'ils obtiennent. Regardez-les, au Salon, les petits Homais, tous les petits Homais !... Ont-ils assez de talent ! Ont-ils assez de science !... Ils connaissent tous les trucs, tous les procédés, tous les escamotages, toutes les ficelles, tous les moyens d'être génial sans génie, et même spirituel sans esprit !... Et ceci dit, comment maintenant s'étonner de la similitude de toutes les peintures exposées et de cette fameuse habileté qui se retrouve en toutes, toujours invariablement la même. Soit plusieurs milliers de calicots, à aspirations artistiques, et pourvus, tous, d'intellects banaux comme des fours. Après quinze ou vingt ans d'études, devenus très habiles et très savants, pourquoi ces calicots seraient-ils moins banaux qu'au début? Les neuf dixièmes des peintres dont nous voyons les toiles au Salon sont-ils autre chose que les calicots en question?...


***


 Mais, ce n'est point tout. Nos peintres de Salon se ressemblent parce qu'ils sont, à leur début, tous également doués de la même absence d'originalité et de la même absence de sens artiste, parce que, tous, ils arrivent par l'opiniâtre piochement des mêmes méthodes et des mêmes procédés, parce que, tous, ils poursuivent le même idéal commercial. Ceci est entendu, mais il pourrait se produire que, malgré cette nécessaire identité de fonds, qui est tout, il existât entre eux (ce qui serait peu, mais ce qui serait mieux que rien) une certaine dissemblance, extérieure et de détail. Pour cela, il suffirait que chacun d'eux eût assez d'intelligence, pour concevoir lui-même une quelconque idée à développer. Il n'en est rien.
 Nos jeunes aussi bien que nos vieux calicots sont (et c'est la leur grande force, la vraie cause de leur succès) incapables d'avoir l'ombre d'une idée et dans tout, jusque dans le choix du sujet, chose presque insignifiante, se contentent de faire ce que tous les calicots du monde considèrent comme le summum du bon goût: ils suivent la mode! Or, la mode est au joli ― un joli qui n'est point de tous les siècles, un joli qui peut être et qui est le plus souvent très laid, mais qui n'en est pas moins le joli de maintenant. Définir cette chose complexe et subtile serait long. Peu de mots englobent autant d'idées et d'actes hétérogènes. Je tenterai pourtant (n'ai-je point promis d'étudier en détail la fabrication de l'article pour Salon et n'est-ce point là un des éléments les plus importants de cette complexe industrie ?) je tenterai pourtant d'en montrer les plus saillants, caractères.
 Un des principaux consiste en un essai de fraude sur le travail dépensé : l'œuvre doit donner la sensation d'une chose faite sans effort, sans tâtonnement, du premier coup... Le monsieur qui, avec une série de touches cavalièrement jetées sur la toile, nous procure l'impression d'une chose finie, aussi finie que les pignochages des vieux paysagistes qui comptaient les feuilles, a fait du joli et l'on dit autour de lui :
 — Quel joli talent ! Quelle patte ! Comme c'est brillant ! Comme c'est enlevé ! Comme c'est joli! Mon Dieu, comme c'est joli!
 Néanmoins, il en est d'autres qui arrivent au même résultat par le moyen contraire du pignochage, des brosses à deux poils, et du microscope. Ceux-là, on les regardé à la loupe. On s'extasie sur le poli et la politesse de leur badigeon (c'est lisse comme une toile cirée), et, encore, les jolies femmes s'exclament généralement :
 — Comme c'est joli Comme c'est distingué !
 Le monsieur qui fait du joli pratique le blaireautage, parce que c'est le signe de l'idéalisme en art, ou le couteau-palette, parce que c'est l'indice d'un génie crâne, robuste, amoureux des réalités solides. Il peint d'accoutumée dans les tons clairs, parce que le bitume n'est plus à la mode, mais il évite les brutalités de coloration qui dérouteraient le public. Il aime les tons gris, ces tons ayant la réputation d'être d'une finesse excessive. Lorsqu'il veut se poser en audacieux, en radical, en homme de progrès, il emploie de la laque violette. Toujours, le dessin, la coloration, l'effet, la composition doivent être impersonnels et veules, et cela parce qu'en regardant le tableau, le spectateur ne doit pas être frappé par le tableau, mais par le talent de l'artiste; il ne doit pas dire: « Quel beau portrait ! Quel superbe paysage! » mais: « Quel habile portraitiste!... Quel adroit paysagiste ! »
 Quant au sujet, il importe peu, puisque tous les sujets peuvent être traités de façon à donner cette obligatoire impression de joli. Cependant certains sont particulièrement favorables à cet aimable costumage : toutes les parisienneries, toutes les polissonneries, tous les faits divers émouvants, tous les patriotiques pathétismes, toutes les sentimentalités, toutes les nudités de femmes sont très recherchées. Quelquefois, au contraire, le peintre, afin de produire un effet d'étonnement, s'amuse à traiter une hideur. Mais, alors comme toujours, sa facture reste la même, aussi brillante, aussi spirituelle, aussi jolie ; On devine que le motif ne lui a inspiré nulle émotion, nulle recherche profonde, et qu'il l'a choisi avec le seul désir de stupéfier, de scandaliser ou, comme il dit, « d'épater » le public, — simple boulevardier développant, un sourire fat aux lèvres, quelque très ignoble paradoxe ! Le joli, on le voit, est, au fond, la négation de toute émotion personnelle, de toute sincérité, de toute recherche naïve, et l'affirmation d'une adresse extraordinaire des doigts. Il a beaucoup d'analogie avec le chic, tel que le définit Baudelaire : « Le chic peut se comparer au travail de ces maîtres d'écriture, doués d'une bonne main et d'une bonne plume taillée pour l'anglaise ou la coulée et qui savent tracer, hardiment et les yeux fermés, en manière de paraphe, une tête de Christ on le Chapeau de l'Empereur ! » Cependant je préfère le mot :joli, parce que, dans les ateliers, le mot: chic a un sens trop étroit : « faire de chic » signifie faire sans modèle. Or la plupart de nos faiseurs de joli font joli même en se servant du modèle; ou plutôt en ayant un modèle sous les yeux. Car, en fait, ils s'en servent si peu et d'une si extraordinaire façon.!...

***


 Peut-être ne suffit-il point en effet (bien qu'en pensent ces Messieurs du Salon) pour faire œuvre d'artiste, d'avoir un modèle sous les yeux et de le copier plus ou moins exactement, d'après des procédés et des formules dès longtemps appris, formules dont, en général, le but et le résultat sont de supprimer le caractère même du modèle et de l'envelopper des insignifiances de lignes et de couleur qui constituent le banal idéal à la mode et la pseudo-perfection morphique de l'Ecole. Une œuvre d'art n'est réellement œuvre d'art qu'à condition de refléter, ainsi qu'un miroir, l'émotion psychologique éprouvée par l'artiste devant la nature ou devant son Rêve. Cette émotion peut, à la dernière limite, n'être qu'une sensation pure : sensation d'un accord particulier de lignes, d'une symphonie déterminée de couleurs.
 Mais, quelle qu'elle soit, elle doit exister dans l'artiste qui peint et elle doit être suggérée par le tableau. Je suis vraiment honteux d'avoir à répétailler des rengaines aussi banales, mais une simple visite au Salon vous convaincra combien ces sages conseils sont inutiles pour y faire œuvre de maître et y être sacté grand peintre. Regardez ces milliers de toiles les unes après les autres. Vous pourrez toujours constater cette habileté de tous, mais aussi la négation absolue de toute émotion esthétique. Vous comprendrez, vous ne sentirez pas les sujets traités.
 Tant de talent et tant d'habileté pour cacher un tel vide d'idée et d'émotion vous fera peut-être, il est vrai, si vous n'êtes point M. Public, ce que je souhaite, regretter la chère naïveté des Primitifs, qui traduisaient, eux, comme ils pouvaient, avec une si touchante ignorance, une ignorance que moi j'appelle LA VRAIE SCIENCE, tant de grandes et de profondes psychologies!

***


 Enfin — car il faut bien terminer ces notes d'un contestable intérêt — voici une dernière, et non des moins importantes, conditions de l'œuvre qui s'appelle d'art, au Salon : avoir une conception spéciale et d'ailleurs absolument fausse du réalisme, lequel consistera — que vous travailliez dans les modernités, l'histoire ou les mythologies — en une analyse autant que possible méticuleuse, en des essais d'illusionnismes, de trompe- l'œil, de décoration théâtrale, ou, si vous préférez, d'un mot, en cette stupide croyance que reproduire la nature servilement, par ses côtés les plus connus, c'est-à-dire les plus triviaux, c'est faire œuvre d'artiste. Les photographes auraient-ils donc quelque chose à démêler avec l'esthétique ? Quoi qu'il en soit, les conséquences de ce beau principe sont faciles à prévoir. C'est d'abord la constance d'un choix de sujets absolument inesthétiques, par haine des sujets dits pompiers, et dont la banalité n'est même pas relevée par l'interprétation, qui reste, je le répète photographique. Essayez, si vous pouvez, de compter les faits-divers, les anecdotes de concierge, les jeux de mots de commis-voyageurs, les batteries de cuisine serties en des cadres d'or, cette année. Et c'est aussi ces tentatives dont je viens de parler, d'illusionnisme, de trompe-l'œil, de traduction de mouvements instantanés, impossibles et inutiles à la peinture, antinomie absolue de l'art véritable. Et c'est encore et surtout l'oubli complet du style, du vrai style, qui au fond n'est que la compréhension de l'intellectualité des formes, et qui est devenu impossible, d'abord par l'oubli de toute synthèse en art, et ensuite par cette croyance universelle que la composition et le dessin, s'apprenant dans des écoles et des manuels, ne sont point le résultat d'un travail déductif, très personnel, de l'esprit de l'artiste.

***


 Telles, et en rien plus compliquées, les règles techniques qui servent à la fabrication des mille admirables toiles-peintes que nous pouvons, chaque année, contempler dans les Salons. Les ouvrages des statuaires s'exécutent à peu près selon les mêmes procédés, mais, dans cette partie, la concurrence est moins âpre, les bénéfices étant, dit-on, moins considérables....
 On comprendra, après ces considérations générales, que je ne fasse point longue outre mesure la traditionnelle promenade parmi les chefs-d'œuvre des deux... que dis-je ? des trois Salons.
 Aux Champs-Elysées: Voici tout d'abord le grand clou: la Mort de Babylone, de Rochegrosse, une énorme tartine très talentueuse : des nus, des raccourcis, des natures-mortes, dans des architectures comme en font Rubé et Chaperon pour les féeries du Châtelet. — Quelle science! Quelle science!! Puis voici la mort de Sardanapale de Chalon: également des nus, des raccourcis, des natures-mortes, dans des architectures comme en font... — Pourquoi n'est-ce pas du même? C'est égal. quelle science! quelle science!! Et cette fin de l'épopée de Rouffet, et ces cardinaux de Vibert, et cette robe à paniers de Toudouze, et cette voûte d'acier de J. P. Laurens, et ces déjeuners de chasseurs de Fouace, et ces je ne sais quoi de Bouguereau, de Comerre, de B. Constant, de Munckacsy, de Gérôme, de Bonnat, de Desgoffe, de Delobbe, de Lefebvre, de Clairin!... Quelle science!! Quelle science!!! De Henner, une Pieta, une Pleureuse, mais ne les connaissions-nous pas depuis longtemps? Les Regains de Quignon, un sous bois de Tanzi, des choses intéressantes de Wilhem Smith, L. Simon, Vounoh, Darien, Chéca (Quel malheur, Monsieur Chéca, que l'Ecole des Beaux-Arts ait prodigué ses douches réfrigérantes à votre belle fougue espagnole !),de Julien Dupré, Jules Breton, Virginie Demont, Mesplès, James Guthrie, Franc Lamy, H. Martin, Français, Fantin, Aman Jean, Harpignies, Lecomte de Nouy, Pierre Lagarde,. etc.; un extraordinaire conseil municipal de campagne de Buland; des sculptures de Falguière, Mercié, Carlès, Saulo, Henri Cross, Caïn, Mme Coutan, Savine, Mayer, Sinding, etc.
 Aux Champs de Mars. — Il convient d'abord de mentionner bien à part une demi-douzaine de ces artistes véritables qui, comme je le disais au début de ces notes, s'égarent parfois dans un salon, sans toutefois jamais en modifier la banale médiocrité d'ensemble. Voici Puvis de Chavannes avec l’Eté, une page de poème admirable, et deux autres panneaux merveilleux; Whistler, avec un portrait de femme, d'une superbe distinction, et une marine; Carrière avec les portraits de Verlaine, de Daudet; et quelques-unes de ces tendresses de rêve qu'il sait peindre; Sisley, avec sept rutilants paysages, Raffaelli, avec des paysages de banlieue et des bronzes, Gauguin, avec un bas-relief de bois sculpté et des grès émaillés. Et maintenant, quelques autres noms, en hâte : des ensoleillements toujours un peu farineux de Montenard, des portraits excentriques de Blanche, de Boldini, de Besnard (je préfère de ce dernier ses cartons de vitraux), des faux-Carrière d'Amand Breton, des portraits de Carolus Duran, Duez, Gandara, Marcellin Desboutin (le Sar Péladan), Stevens, Toulmouche (horrible! mort horrible!), Roll, des chromolithographies de Delort, des photographies de Jean Béraud, un bon Ernest Renan d'Ary Renan, un excellent pastel d'Anquetin, un tombeau de Bartholomé, une tricoteuse de Baffier.
 Et maintenant au troisième Salon, au Salon des Refusés. Je ne m'y arrêterais point, malgré des morceaux intéressants d'Anquetin, de Lautrec, de Léon Fauché, si je ne m'y étais, avec une joyeuse surprise, heurté aux œuvres étranges et, dans la bonne acception du mot, magistrales, d'un peintre dont j'ignorais jusqu'au nom, qui, d'ailleurs, m'a-t-on dit, expose pour la première fois en France, M. Henry de Groux. Le Meurtre, Le Pendu, L'Assassiné, et surtout cette cauchemardante vision des Traînards dévalisant un champ de bataille. Ces pages terrifiantes, qui font songer à un Delacroix fou-furieux, à un Goya ivre, à un Caravage sanguinolent, m'ont paru révéler un artiste très à part et vraiment, si grosse que soit cette assertion, de génie.

G.-Albert Aurier.

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