Tablettes : Le Colloque Silencieux

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Saint-Pol-Roux, «  Tablettes : Le Colloque Silencieux  », Mercure de France, t. III, n° 24, décembre 1891, p. 352-355


 
TABLETTES
LE COLLOQUE SILENCIEUX
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A Adolphe Retté.


 Mon Âme est une fleur singulière et sauvage que l'ami ni la femme ne purent convertir au climat genéral ; sa vertu d'indomptabilité tant est souveraine que les tentateurs de la convaincre s'en reviennent rayés comme verre. Les brèves fois qu'un gré de trêve la descend de sa roche farouche, l'Incurable se recroqueville et se fane au commerce explosible des Hommes, instinctivement ses pétales de sensitive serrent l'argenterie de ses pistils, — et je passe pour dérisoire ou fol.
 La Phrase Humaine m'épouvante.
 Le geste me semblant la carcasse suffisante de la pensée, j'aimerais vivre parmi ceux qui parlent seulement du geste, et mon désir serait aussi de les entendre, les yeux clos.
 Combien divin deux Sages prochement assis qui, lèvres agrafées, laisseraient leurs Âmes échanger des idées exotiques : perles vendangées dans les vagues du profond mystère, oiseaux rares cueillis sur les îles hautaines du rêve !
 Car sa Parole trahit l'homme ;oblique d'origine, dont l'hypocrisie frugale est lettre copieuse pour mes regards infinissables de Voyant. Le verbe m'arrive comme un solide serpent bleu, jaune, vert, rouge, noir, selon la caverne qui le prononce, et ce reptile je l'entends, je le sens, je le vois, j'en perçois la saveur et le volume ; à telles enseignes qu'une fréquente envie d'irritée révolte m'envahit, nonobstant le pratique savoir-vivre ; alors il me faut crucifier mon ire puérile sur ma clémence légendaire pour ne pas, sautant au col de la Parole, stranguler le serpent révélateur.
 Néanmoins je souffre la Parole des autres lorsque, négligé dans mon coin curieux, elle rampe vers le voisin, la massée, la foule ; en ce cas je la presque tolère et lui prête à la longue une couleur de dimanche, une peau de plaisance, un son d'aubaine, un goût puis un parfum prisables de fruit défendu.
 Cette extrême sensibilité fit de mon Âme une orpheline qui longtemps pleurera ses Illusions assassinées dans la forêt des Expériences, une orpheline dont la patrie chère est la Solitude : domaine vaste, ainsi que la Charité, commençant où ne sont pas les Hommes, cessant où je ne suis plus seul, et qui se manifeste sur la montagne, sur la mer, dans la plaine, hanté par les Choses miraculeuses dont j'aime la seule éloquence, les Choses qui se taisent pour mieux exprimer.
 Aussi, fuyant l'exil de Tout-le-monde, volontiers je retourne en la patrie d'élection : quotidienne promenade.
 D'habitude l'errant est solitaire, mais ce soir je me sentis moins léger, comme d'une présence invisible à mon bras appuyée.
 J'avais une Compagne présumable et je reconnus dans une certaine mesure, malgré ses facettes nombreuses, telle Revenante de mon propre Mémorial indiquant ensemble la Complice de ma jeunesse arlequine et les diverses bateleuses de ma nudité, — c'est-à-dire cette synthèse : la Femme.
 Seul à deux, parmi la Nature de laquelle essorait une vie réparable, nourricière, consolatrice, notre pensée s'arrêta mêmement sur ces tombes vivantes, les Choses...
 Or je parus dire à ma Compagne prismatique :

Songe à l'Exil
qui dort
son vierge sort
en ces tombes d'avril.
Ce halo qui transforme
de chacune
et nous parfume
est son désir
de ne gésir
plus
jamais plus
sous la borne importune
O rêve
— cause
de notre heure brève —
rêve
de la Chose !
Phénomènes ou fruits
sont adamantines sueurs
de ses nuits
sans lueurs.
Nous vivons de cet effort
d'un Mort
vers la Vie
qu'il envie ;
les Hommes
nous sommes
les chacals fervents
des cadavres vivants
dont sourd l'essentielle expression lointaine :
épis ou bien fontaine.

Mais
si jamais
le vœu prisonnier
parvenait au seuil printanier,
si jamais
la forme avare
émancipait son lazare,
la sève sans l'écorce
ou l'élixir hors la bouteille
nous crèverait de sa force
comme un clairon la proche oreille.

Alors, de par sa vie,
nous serions en la mort
comme, de par sa mort,
nous fûmes en la vie.

Car l'Isis captive
est une Idée
bridée
qui néantirait notre chétive
inanité
par l'essence de sa nudité
pensive
ou sous les fiers sabots de sa primitive
beauté.

***

De même,
O Vierge de Candeur,
O Vierge que l'on aime,
nous vivons pour les ors de ta pudeur
enfouis dans le missel de ta fraiche âme
et vivons par ces ors dont le rayon fragile
est une oriflamme
précieuse ainsi qu'une odeur
d'évangile.
Nous chérissons la Vierge en friche
aux regards ailés
de mélopée,
au désir riche
comme un jeune champ de premiers blés,
au verbe semblable à l'épée
d'une juste épopée.

Oui, l'on aime l'espoir
émané de la vierge enfantine :
larve de femme, vif cadavre à la peau d'aubépine ;
et cet espoir
nous montre heureux dans son miroir.

Cette vigile de la Femme
est la vie de notre àme,
nous chantons les joies de Son silence
et Sa naïve somnolence
met sur nos lèvres la rieuse opulence.

Car ce n'est pas encore vérité
la femme qui sommeille,
mais le miel sans le dard irrité
de l'abeille.

L'aube hélas passe,
vient le vêpre hargneux ou le joujou
nous casse ;
aussi la richesse de nos lèvres passe
et son bijou
s'exile sur le fleuve hagard
de notre regard.

Vagissant, telle un corbeau,
de son joli mystère en marbre de colombe,
l'exquise créature
apporta la torture,
la Femme étant sur l'horizon
l'inéluctable et seule trahison ;
vers la tombe
on entreprend dès lors la grise marche du lambeau.


 Au détour d'un olivier ma Compagne s'enfuit, me jetant dans l'oreille l'aigre brasier d'un rire inextinguible.
  (Domaine de Pierrefeu, avril)


Saint-Pol-Roux.



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