Théâtre d’Art : La Tragique Histoire du Docteur Faust

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Hermès, « Théâtre d’Art : La Tragique Histoire du Docteur Faust », Mercure de France, t. IV, n° 27, mars 1892, p. 269-272.





THEATRE D'ART.

 La Tragique Histoire du Docteur Faust, drame de Christophe Marlowe, traduction (prose et vers) de François De Nion et Casimir Stryienski.— Vers 1587, parut en Allemagne une légende intitulée : Histoire du Docteur Faust, le fameux magicien et maître en l'art ténébreux; comment il se vendit au diable pour un temps marqué; quelles furent pendant ce temps-là les étranges aventures dont il fut témoin ou qu'il réalisa et pratiqua lui-même, jusqu'à ce qu'enfin il reçût sa récompense bien méritée. Recueillie surtout de ses propres écrits qu'il a laissées comme un terrible exemple et une utile leçon à tous les hommes arrogants,insolents et athées. — « Soumettez vous à Dieu, résistez au Diable et il fuira loin de vous. » Saint-Jacques,IV,7.» Cette légende (I), œuvre,

en son essence, de l'imagination populaire, était rédigée selon l'esprit d'un pamphlétaire luthérien; c'était une manière de tract, du genre de ceux dont sont encore affligés, maintenant, les pays protestants: — mais, si le rédacteur n'y vit qu'un sujet d'édification, un poète pouvait bien y voir un formidable drame: c'est ce qui arriva, lorsque, traduit en anglais, le pamphlet tomba entre les mains de Marlowe. En ce temps-là, la scène anglaise était libre et fréquentée par un public (au rebours de celui d'aujourd'hui) assoiffé de nouveau. Après les pastorales euphuistes de Peele et de Greene, après le Tamerlan et l'Edward II de Marlowe, pièces déjà innovatrices, il accueillit fort bien le Faust (1589) : « De toutes les pièces de Marlowe, le Docteur Faust, dit Phillips, est celle qui a fait le plus grand tapage avec ses diables et tout son tragique appareil. » Le côté féerie est très utile dans un drame, en corrigeant ce que l'action a fatalement de trop logique et de trop prévu: il n'est donc pas étonnant que la diablerie ait contribué au succès du Faust, qui se maintint de longues années à la scène; nous nous y serions intéressés encore, s'il nous avait été permis de mieux l'apprécier. Cela est d'autant plus regrettable que le Faust de Marlowe, tout nu, est d'un assez médiocre intérêt dramatique.
 Ce docteur (un peu de Cambridge, comme Kit, lui-même) est travaillé par un louable désir de savoir; il avoue, et ce trait se retrouvera dans Gœthe, un amour de la science poussé jusqu'a la démence, jusqu'au consentement à l'abandon, pour une connaissance actuelle et bornée, de la future possibilité de la connaissance absolue; mais cette science qu'il lui faut, c'est moins celle des Normes que celle du plaisir; son idéal ne va pas très haut : s'amuser pendant vingt-quatre ans, même a des gamineries, — après, on verra ! C'est un Faust tout jeune et, on dirait, encore étudiant; il a des désirs d'enfant gâté ou de femme malade. Que fera-t-il des démons commis à ses ordres? Il les enverra à la recherche de l'or, des perles d'Orient, des fruits du Nouveau-Monde, les plus suaves et princièrement délicats:

I'll have them fly to India for gold
Ransack the ocean for Orient pearl,
And search ail corners of the new-found world
For pleasant fruits and princely delicates.

 Comme tous les hommes profondément sensuels, il est mélancolique et s'imagine que des plaisirs nouveaux et rares le guériront. Jadis (et maintenant encore, on en citerait des exemples), ces sortes d'inquiets se tournaient volontiers vers la magie, comme l'a noté Wierus, lequel est d'ailleurs assez sceptique sur la valeur même des conjurations démoniaques. Au neuvième chapitre de son traité De Lamiis, il caractérise le naturel de ceux qui ont des tendances diaboliques: « Ejusmodi sunt mélancholici et ob jacturam vel qualemcumque aliam causam tristes; item Deo difiidentes impii, illicite curiosi,... malitiosi, vix mentis compotes... ». Ces traits conviennent assez bien au docteur Faust : il a vraiment l'esprit un peu aliéné, vix mentis compas; il conclut un réel marché de dupe; en ses rodomontades avec Mephistophilis, c'est le démon (il nous apparut sous la forme d'un troublant moinillon) qui est le sage ; et quand, après une longue succession de parades, Faust tombe dans les enfers (II), on éprouve plus de pitié que de peur et on plaint le pauvre fol qui n'en eut pas pour son argent.
 Le « formidable drame » que Marlowe a certainement entrevu, nous n'en retrouvons pas l'impression. A la dernière scène, c'est un conte qui finit. Comme l'écrivit l'auteur en épilogue:

Terminat hora diem, terminat author opus.

 Et c'est tout.
 C'est que, hormis en littérature anglaise, texte classique, date et point de départ ou de comparaison, le Faust de Marlowe n'existe plus : Gœthe, de la première à la dernière lettre, l'effaça, de même que, antérieurs ou postérieurs au sien, tous les autres « Fausts » anglais ou allemands, de Soane, de Klingeman ou de Lenau; — il les effaça par un « Faust » qui est Le Faust, l'œuvre qui rénova l'art idéaliste,

restaura la foi en l'idee, remit à leurs places logiques le Monde, qui est l'apparence, et l'Idée, qui est l'être.

..... Quella fede
Ch'è principio alla via di salvazione (III)

 C'est Goethe qui libéra les sept esprits que Pierre d'Apone (croyance italienne du XIVe siècle) tenait enfermés dans une fiole de cristal; — et d'un sujet que Marlowe laissa à l'état de légende dialoguée, il façonna le symbole même de cette Eglise militante dont nous sommes tous, et qui est l'humanité.
 C'est la quatrième fois que l'on traduit le Faust de Marlowe. Le plus ancien traducteur fut J. -P. A. Bazy (IV); puis vinrent F.-V. Hugo (V) et M. F. Rabbe (VI). Etait-il nécessaire de recommencer un tel travail?
 L'interprétation fut pleine de bonne volonté.

Hermès.


(I) On la trouvera entièrement traduite et très savamment commentée dans l'ouvrage de M. Faligan, Histoire de la Légende de Faust (1887).
(II) Cet épisode serait bien illustré par le dessin de Martin Schongauer que l'on voit au Louvre, des diables à ailes de chauves-souris, à mamelles inguinales, à œil au nombril, enlevant un Faust grotesque et récalcitrant.
(III) Dante, Inf. II.
(IV) Etudes historiques, littéraires et philosophiques sur C. Marlowe et Gœthe et sur les seizième et dix-neuvièmf siècles, suivies de la Vie et de la Mort du Docteur Faust, drame de Christophe Marlowe, traduit pour la première fois avec des notes explicatives (18so).
(V) Le Faust de Christophe Marlowe (1858).
(VI) Christophe Marlowe. Théâtre . Traduction de Félix Rabbe, avec une préface de Jean Richepin (Savine, 1889. 2 vol. in-18). — L'excellente introduction historique du traducteur a été souvent mise à contribution pour ces notes. 



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