Théâtres : « Antonia ». - « Le Canard Sauvage » d’Ibsen

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Alfred Vallette, G.-Albert Aurier, « Théâtres : "Antonia". - "Le Canard Sauvage" d’Ibsen », Mercure de France, t. II, n° 18, juin 1891, p. 362-365.


THÉATRE D'APPLICATION

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Antonia

 Tragédie moderne en 3 actes et en vers libres, de M. Edouard Dujardin, paraphrasée d'un vers de Richard Wagner : « Ich sah ihn und lachte » (Parsifal). — II est vraisemblable que le grand public, celui qui va au théâtre pour se distraire et non pour penser, n'affluera jamais aux représentations symbolistes, sinon par snobisme en admettant que la chose devienne une mode : l'esprit du public atteint sa plus haute altitude avec les allégories d'opéras, et il y a même parfois le vertige... Les tentatives comme celle de M. Edouard Dujardin, non la première, ainsi qu'on l'a dit, mais une des premières, n'en sont pas moins intéressantes, et il est désirable qu'à côté des théâtres ordinaires, où toujours se dérouleront, dans une forme quelconque, des actions humaines au chiffre facile, des combinaisons passionnelles d'une émotion immédiate, il subsiste une scène où les esprits très compréhensifs puissent se délecter à des spectacles moins rudimentaires.

 M. Edouard Dujardin a choisi un thème d'une grande simplicité, un thème général et non un cas : la tragédie éternelle pour tout dire. L'Homme, après qu'il a parcouru bien des stades de la vie, en quête du bonheur qu'il se doit et qu'il doute de réaliser jamais, rencontre enfin la Femme, la jeune vierge aux rêves vagues et aux désirs imprécis : elle l'attendait comme il la cherchait, et leur destinée s'accomplira. Cependant, au seuil de l'irrévocable, déjà Pâris s'est montré à l'Amante, originelle pécheresse. Oh! elle ne l'a point écouté. Mais, une fois pénétré le mystère, alors qu'elle sait l'Amant, son âme inquiète et curieuse vole à Pâris resongé, nouveau Peut-être, l'Inconnu. Et l'infamie se parfait, jetant l'Amant sur le chemin du Golgotha. Le mystère est un pourtant, quiconque en a le secret n'a plus rien à apprendre: Pâris fut un leurre, et, désillusionnnée, pour toujours assagie, l'Amante revient à l'Amant. Mais, durant la criminelle absence, il a gravi le Calvaire, il est maintenant sur la croix et il y expire. — Telle est l'économie de cette œuvre sentimentale, assurément intelligible, nuageuse toutefois et comme sortie d'un cerveau allemand.
 L'auteur a obtenu des effets musicaux d'une grande intensité avec des assonances répétées; mais il abuse de ce moyen, nuisible en maint passage. Et puis, le drame étant de tous les temps, pourquoi le jouer précisément dans le plus laid des costumes modernes, si affreux tous ? Bien comique était cette redingote parmi les voiles des Vierges nocturnes.
 Personnellement, il ne me déplait point d'entendre un poète chanter son vers lui-même; M. Dujardin aurait cependant mieux fait de laisser le rôle de l'Amant à quelque jeune acteur qu'il eût stylé, enseigné, c'est-à-dire débarrassé de son savoir traditionnel. Mlle Mellot m'a paru un peu figée au premier acte : ç'eût été très bien s'il se fût agi d'une vierge « bien élevée » de bonne bourgeoisie ou même de noble souche, mais la vierge de M. Dujardin est autrement vibrante que ces charmantes poupées. Mlle Mellot s'est d'ailleurs rattrapée au second acte. Quant à M. Fénoux (Pâris), s'il veut se créer une place daus le théâtre de demain, je lui conseille fort de désapprendre beaucoup, beaucoup : ah! ses maîtres doivent être contents de lui!

Alfred Vallette.



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THÉÂTRE LIBRE

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« Le Canard sauvage » d'Ibsen.

 «Alors on soupire, car il ne reste plus qu'un point hermétiquement fermé.. .. et ce point, c'est le canard sauvage. »
 (M. Francisque Sarcey, feuilleton du Temps du 4 mai 1891.)


 Ce drame troublant et singulièrement suggestif (dont l'analyse détaillée demanderait un article considérable qui ne peut trouver place ici), malgré toutes ses imperfections, malgré son manque d'unité, ses longueurs et tous les défauts contribuent à l'obscurcir un peu, jettera, je crois, une vive lueur dans la nuit où tâtonnent, actuellement, les jeunes dramaturges qui ont conscience de la nécessité d'une rénovation théâtrale. Il leur éclairera la voie de l'art synthétiste et idéiste ; il leur apprendra que l'observation réaliste n'a de valeur que comme auxiliatrice de l'idée à exprimer, et qu'aujourd'hui, ainsi que toujours, faire œuvre d'artiste ce n'est point pasticher la vie, mais créer des mythes viables...
 Le photographe Hjalmar Ekdal est marié avec une ancienne maîtresse de l'usinier Werle, mais il ignore cette vieille liaison de sa femme, ainsi que bien d'autres louches histoires qui se passent dans son ménage. Il est très heureux, mais ce bonheur repose sur l’erreur. Est-ce donc un vrai bonheur, un pur bonheur? Gregers Werle, un camarade d'enfance de Hjalmar, ne le pense pas, et il résout de procurer à son ami la vraie et pure félicité, fondée sur la vérité. Il s'introduit dans la maison et pieusement, avec les meilleures et les plus philosophiques intentions du monde, révèle à Hjalmar que sa femme l'a trompé avant son mariage, et peut-être après, avec Werle: que Werle, sous prétexte d'appointements au père Ekdal qu'il a jadis ruiné et déshonoré, entretient en réalité le mari de son ancienne maîtresse, que madame Ekdal était enceinte avant son mariage et que, par conséquent, Hedwig est la fille de Werle. Toutes ces révélations, on le pense, produisent un effet diamétralement opposé à celui qu'en attendait cet illuminé de Gregers. Le drame se termine dans un effondrement de tout le bonheur conjugal des Ekdal par la mort de leur petite fille — pendant que Gregers Werle se demande si réellement le mensonge n'est point la base de toute humaine félicité.
 Au milieu de cette douloureuse tragédie évolue le symbolique canard sauvage qui a tant déconcerté le public. Peut-être l'étonnement produit par cet innocent animal provient-il de notre éducation malgré tout classique, de notre atavisme latin. Nous exigeons d'un être significateur d'idée une certaine aristocratie littéraire. Un cygne, un alcyon, un oiseau Roi, nous apparaissent aisément comme des symboles, jamais un canard sauvage ou tout autre animal familier et trop près de notre vie de tous les jours. Les races du nord, plus réfléchies et moins futilement traditionnelles, n'ont point cette répugnance, ainsi que le démontre la pièce d'Ibsen, et c'est là une supériorité esthétique, car cette généralisation de l'esprit symbolisateur, cette compréhension de l'universelle signification des choses, leur permet un art plus spontanément, plus hautement et plus purement idéaliste que le nôtre.
 Aussi bien, ce scandaleux canard sauvage est-il vraiment un symbole si obscur qu'on l'a écrit? Fort longuement, Ibsen prend le soin de nous expliquer que ce volatile, lorsqu'il est blessé, plonge, et, pour ne point être saisi par le chasseur, s'accroche du bec aux algues du fond, quitte à mourir noyé. Tous les personnages de la pièce, ou à peu près, sont des canards sauvages, en ce sens que leurs âmes blessées se sont accrochées aux algues du mensonge. Et le dilemme de la vie se pose ainsi : ou rester parmi les algues de l'erreur, ou remonter à la surface, vers le ciel de la vérité?... Ibsen ne conclut pas absolument, bien que Relling, qui semble, parfois, son porte-parole, plaide éloquemment, au dernier acte, la nécessité du mensonge vital.
 Les caractères des personnages de ce singulier drame sont tous magistralement établis. Hjalmar Ekdal, le photographe prétentieux, bavard et nul, dont l'invention ..... future doit révolutionner le monde; Gregers, l'énergumène affamé de justice, de philosophie, de réformes; le vieil Ekdal, Relling, Gina, et cette délicieuse petite Hedwig, sont des créations dignes des grands classiques du théâtre. L'interprétation du « Canard sauvage » a été, en somme, excellente, et il convient de particulièrement féliciter Mmes France et Meuris; MM. Antoine, Grand, Pons-Arles, Laudner.


G. -Albert Aurier.



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