Un Hollandais à Paris en 1891 : Poésie Romane

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Byvanck, W.G.C. « Un Hollandais à Paris 1891 : Poésie Romane  », Mercure de France, t. IV, n° 28, avril 1892, p. 289-294.


UN HOLLANDAIS A PARIS EN 1891 (1)
POÉSIE ROMANE

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 Moréas chercha tout de suite l'élément où il vit et respire : l'art.
 — « Vous savez la grande nouvelle? » nous annonça-t-il. « Nous ne sommes plus symbolistes; j'ai trouvé un autre nom pour notre école, et notre poésie sera de la poésie Romane. Symboliste, — c'est moi qui ai inventé et appliqué le terme, et qui l'ai défendu aussi dans une brochure qui n'est pas encore tout à fait oubliée, — Symboliste n'était pas mal pour commencer; le mot exprimait assez bien la qualité de notre art et de tout art en général ; mais l'abus que nous en avons fait l'avait, à la longue, transformé : c'était devenu la dénomination d'une secte, et il valait à coup sûr mieux que cela. Il ne faut pas trop mettre en évidence un seul des caractères de l'art, parce que la mode s'en empare. Tout le monde allait à la recherche des symboles, ce qui est le moyen unique de ne pas en rencontrer. Le poète est symboliste, mais il ne se le dit pas.
 « Des symbolistes! Ah ! vraiment, tout comme on voit ici des mystiques sur les boulevards et dans la rue, de braves gens qui, toute la journée, plume à l'oreille, restent assis derrière un bureau de ministère ou d'épicerie. Je ne conçois guère un mystique qu'au sommet d'une colonne, nu, lavé par la pluie, brûlé par le soleil des tropiques, et mon imagination franchit difficilement la distance qu'il y a entre cet ascète et le rond-de-cuir qui s'arroge son titre. Non pas que je veuille dénier les tendances de mysticisme à l'individu en question ! En aucune façon; mais qu'il montre de même son respect pour le nom de mystique en le laissant à ceux auxquels il convient.
 « Je ne dirai pas autre chose du symboliste. Figurez-vous un homme pour qui l'univers visible ne soit qu'une suite d'images projetées par les sentiments de son âme, pour qui, d'autre part, le cœur avec ses passions prendra la forme d'un paysage changeant aux reflets divers de la lumière, — ne marchera-t-il pas à travers cette vie auréolé d'une royauté plus noble que celle des hommes ? Et le premier venu qui, par hasard, aurait attrapé un symbole boiteux dans ses filets, voudrait s'appliquer ce nom d'honneur ! »
 Le geste qui accompagna les paroles de Moréas était significatif.
 — « Au contraire » , poursuivit le poète, « le nom de poésie Romane dit clairement notre intention. Il suppose l'unité de l'art du Midi de l'Europe, qui a trouvé sa plus haute expression dans la littérature française. Unité, non pas seulement des formes supérieures par où l'art s'est manifesté dans ces contrées différentes, mais aussi des époques diverses qu'il a traversées dans chaque pays. L'histoire nous montre que c'est tantôt ce genre-ci, tantôt ce genre-là qui a prédominé. Aujourd'hui, la culture est parvenue à un point assez élevé pour nous permettre de comprendre la marche entière du développement de l'art. Nous n'avons plus à choisir telle ou telle époque privilégiée; pour nous, l'édifice de l'art est formé de la réunion de toutes les formes: il n'y a plus de lignes de démarcation entre le Moyen-âge et la Renaissance, tout aussi peu qu'entre la Grèce et Rome, entre la chanson populaire et la poésie d'art. Notez bien, je ne dis pas qu'il n'y ait point de différence entre ces groupes: ce serait nier la lumière du jour; mais je veux dire que la lutte qui a accompagné la transition de l'une de ces périodes à l'autre est effacée aujourd'hui, que leur hétérogénéité pour lors n'a d'autre valeur que n'en ont les différences individuelles dans notre société. Nous croyons à cette unité et nous mettons tous nos efforts à la réaliser. Combien immense ce champ qui s'ouvre alors devant notre énergie poétique, et combien pauvre la figure que fait notre misérable Moi devant les symboles grandioses que nous apporte l'immense empire de l'art, ininterrompu depuis les premiers siècles jusqu'à nous!
 « Ce que j'ai fait auparavant n'était qu'un balbutiement. Je ne parle pas de mes premières œuvres en prose que moi-même je n'ai jamais prises au sérieux, mais de mes poésies, les Syrtes, les Cantilènes. — Au point où je me trouve aujourd'hui, je ne les reconnais plus comme une expression véritable de mon talent; tout cela est fragmentaire. Même la première partie de mon Pèlerin passionné ne me plaît plus: pour moi, le livre ne commence qu'à la page où l'influence Romane se fait sentir nettement.
 « N'est-ce pas qu'il y a du merveilleux, » reprit Moréas après une petite pause, « dans la façon dont j'ai cherché dès ma première enfance l'idéal qu'à présent je vois devant moi, quoiqu'il fût en contradiction avec tout ce qui m'environnait?
 « Oui, j'ai été toujours un rebelle. Il coule du sang de klephte dans mes veines. Je ne suis pas de vraie race grecque: et je crois d'ailleurs qu'il n'en existe plus de représentants. Notre famille, illustre dans le pays, est originaire d'Épire; elle s'appelle Papadiamantopoulos, nom démesurément, presque comiquement long, qui signifie simplement diamant, — papa indiquant qu'il y a eu un prêtre parmi nos aïeux, et poulos n'étant autre chose que le ski ou vitch des peuples slaves. Avant les persécutions des Turcs, nous avons émigré avec un grand nombre de familles de notre pays vers le commencement du siècle au Péloponèse, Moréa, comme nous disons; de là le nom de Moréas que nous avons adopté à côté de l'autre. Mon aïeul, mon grand-oncle se sont illustrés dans la guerre pour l'indépendance ; je ne vanterai point leurs exploits ; il vous suffira de savoir que notre famille a engendré des héros. Mon père vivait à Athènes, à la cour du roi Othon, le prince bavarois que nous avons reçu des mains des grandes puissances. Et ici commence l'histoire de ma rebellion.
 « Mes parents avaient conçu une haute idée de mon avenir et voulaient m'envoyer en Allemagne pour m'y faire donner une éducation soignée, — l'influence allemande, comme de juste, étant alors prédominante à la cour. Mais je m'y refusai absolument : j'avais appris en même temps le grec et le français et je ne séparais pas les deux langues; je voulais voir la France; enfant, déjà, j'avais la nostalgie de Paris. Ils crurent pouvoir forcer ma résistance en m'envoyant en Allemagne : j'en suis revenu jusqu'à deux fois. Enfin je me suis enfui à Marseille, de là à Paris. C'était le destin qui me montrait ma route ; car j'étais trop jeune pour me rendre compte de mes actions. J'ai souffert horriblement, mais je ne me suis pas laissé abattre et j'ai tenu la tête haute. Ma famille me reprochait ma paresse, comme on l'appelait, et faisait miroiter devant mes yeux l'emploi supérieur que j'aurais pu obtenir à Athènes. Mais assez de cela. On est touché au vif quand les gens qu'on aime ne vous comprennent pas et vous blessent. Je n'ai jamais parlé de ceci à personne: il m'était impossible d'en rien dire. Maintenant, après tant d'épreuves et tant de confusion, ma conviction en est sortie mûrie et épurée. Le temps de la jeunesse et de la folie est passé; le temps est venu de se faire une conception grandiose de l'art et de la vie. Demandez à mes élèves si je ne leur prêche pas la morale par mes paroles et par mon exemple? Mais ils sont chastes comme des demoiselles ! »
 — « Et l'œuvre? » demanda un des convives, qui portait plus grand intérêt au travail du poète qu'à la conduite des jeunes gens.
 — « Jugez vous-même, » répondit Moréas; « je vous dirai le dernier poème que j'ai fait. Il a pour titre le Retour. C'est un jeune héros qui revient de la guerre et cherche à gagner le cœur de sa bien-aimée. Diane ne fait pas encore ses ravages sanglants dans la forêt, ce qui signifie que la chasse n'est pas ouverte. Remarquez, je vous prie, la manière dont j'emploie le vers de quatorze syllabes. Les alexandrins ordinaires du commencement lui cèdent la place dans le corps du poème pour revenir de nouveau et se briser à la fin en vers plus brefs. Et c'est un mélange de séduction et de vigueur, d'orgueil et de tendresse.
 — « Le détour me semble un peu long, » dit R... assez sèchement, lorsqu'après le départ de Moréas nous parlâmes du poème que nous venions d'entendre. « Prendre la route de la Grèce et de Rome, traverser la forêt des symboles et de la poésie Romane, pour arriver à une chose aussi simple qu'un militaire qui se promène au bois avec sa bonne amie au bras, — voilà qui dépasse ma compréhension. Une seule ligne suffit, je crois, pour exprimer toutes les beautés de la situation. Des poèmes semblables me paraissent complètement inutiles ».
 — « Mais on pourrait soutenir que l'art tout entier est inutile, comme vous dites? C'est la façon de représenter le sujet qui vous déplaît; l'ôter tout entière, ce serait détruire l'art même. Que le mode de la représentation, le style, pour dire son vrai nom, soit barbare ou raffiné, qu'il soit raffiné et barbare en même temps, pourvu qu'il soit véritablement individuel, le but de l'art est atteint et sa représentation est devenue nécessaire. Or je reconnais à coup sûr cette sincérité dans la manière dont Moréas traite ses sujets. Je n'en voudrais d'autre preuve que l'air de parenté, — une étrange parenté, je vous l'accorde, — que je découvre entre ses poèmes et l'art contemporain. J'en tends dans sa poésie deux voix qui se cherchent et qui veulent se confondre, mais qui ne trouvent leur point de réunion que dans l'émotion de celui qui écoute leurs sons enchanteurs. »
 — « Hum ! » dit R..., « ne croyez-vous pas que l'heure soit un peu tardive pour se livrer à des rêveries métaphysiques? Moi, du moins, l'idée d'aller retrouver de vrais rêves dans un lit authentique me tente davantage. »


 

W.G.C. Byvanck.


 (1) Titre d'un volume encore inédit de « Sensations de littérature et d'art », et qui va paraître, avec une préface de M. Anatole France, à la librairie Perrin et Cie. M. W. G. C. Byvanck a déjà fait de nombreuses excursions dans la littérature universelle; il a publié un essai de critique sur François Villon (V. Mercure de France, t. III. Bibliographie, p. 308) ; Poesie en Leven in de 19de' Eeuw; — un livre de critique sur Henri Heine, Carlyle, Newman, Balzac, Baudelaire, Hebbel, Clough, Walt Whitman, Henrik Ibsen, où l'auteur a fait ressortir l'influence du mouvement social et moral sur le mouvement littéraire. — Dans Un Hollandais a Paris en 1891, M. Byvanck rapporte ses impressions sur les artistes et les écrivains qu'il approcha lors d'un séjour parmi nous, et dont voici la liste dans l'ordre du livre : Eugène Carrière, Auguste Rodin, Catulle Mendès, Georges Porto-Riche, Aristide Bruant, Jean Moréas, Ernest Raynaud, Paul Verlaine, Léon Cahun, Jules Renard, Claude Monet, Stéphane Mallarmé, J.-H. Rosny, Jean Richepin, Maurice Barrès, Marcel Schwob. — Le fragment que nous publions appartient au chapitre: Jean Moréas. M. Byvanck avec le poète du Pélerin et quelques amis dînent dans un petit restaurant de la rive gauche, et l'on cause .


 

A. V .

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