Voix nocturnes: Violons tsiganes

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Jean Berge, « Voix nocturnes: Violons tsiganes », Mercure de France, t. III, n° 23, novembre 1891, p. 264-268


VOIX NOCTURNES

VIOLONS TSIGANES


A Alaistar Cary Elwes.


I

 Dans la salle verte et banale aux ornements trop dorés, * où les rideaux blancs courent sur les vitres.
 Ils sont au milieu, dans leurs costumes chamarrés de brandebourgs, * l'air prétentieux, sottement semblables à des pitres.
 Ils sont là, ces fils du pays hongrois, avec le violon qu'on mit dans leurs mains d'enfant avant de leur apprendre à parler, * musiciens d'instinct et sans pupitres.
 Dans le café vulgaire où Paris, le soir, s'arrête un moment, * où jamais le rêve du poète n'a pris son essor.
 Et voici avec eux la musique troublante de la pousta (1) : * « Cserebogar, ô petit scarabée, ô sargà csercbogar , petit scarabée en or. »

II


 Sur les tables de marbre uni, dans les verres où se côtoient des liquides de toute couleur, * l'électricité fait éclater brutalement sa lumière crue.
 Dehors, sur le trottoir, vers ses turpitudes et ses plaisirs, * la foule indifférente se rue.
 Et voici le prélude des rêveries bizarres au rhythme déconcertant: * l'archet qui déjà frémit sur la corde émue.
 Que va donc chanter l'instrument aux sons mièvres et tendus, * celui qui berce l'amour et raille la mort ?
 C'est la musique nouvelle pour nous de la pousta : * « Cserebogar, ô petit scarabée, ô sargà cserebogar, petit scarabée en or. »

III


 Voici la tranquillité d'un soir de printemps, * la brise nous porte le bruit des baisers de la vingtième année.
 Deux par deux, ils se promènent, les amants, * dans le chemin fleuri de la destinée.
 O les notes vives et lestes comme des rires de vierge en la nuit, * les trémolos attiédis des contacts joyeux de chair satinée!
 Mais soudain le réveil cruel de la vie, en sa vérité, * l'envolement des rêves charmeurs, le néant de l'espérance où notre jeunesse s'endort...
 Et c'est la tristesse morne de la pousta : * « Cserebogar, ô petit scarabée, ô sargà cserebogar, petit scarabée en or. »

IV


 La gaieté des trilles se rompt dans l'angoisse d'un sanglot. * Quoi donc la vie et l'amour, la sagesse et la folie ?
 O la désolation de vivre pour souffrir, * d'avoir juré hier l'éternité des serments que demain oublie!...
 Tout au fond de l'âme incertaine nous descendons, * buvant le calice de nos amertumes jusqu'à la lie.
 Tandis que reprend en mineur le thème naïf du début; * que repassent, dans le chemin fleuri, les amants qui s'aiment et croient encore ;
 C'est dans l'inconstante musique de la pousta: * « Cserebogar, ô petit scarabée, ô sargà cserebogar, petit scarabée en or. »

V


 Mais les yeux fermés ne voient pas; étourdissons-nous dans le bruit. * En avant pour les czardas enfiévrées!
 C'est à la porte de l'église, sur le sol battu ; * dans la salle enfumée où sont venus les filles et les jeunes gens de la contrée.
 Les mains en l'air et les pieds rapprochés; * c'est le balancement de la danse nationale, la danse quasi sacrée.
 Et les talons heurtent la terre : un, deux, trois; * la cadence se précipite onduleuse et souriante dans l'effort.
 Comme il est loin, le refrain mélancolique de la pousta : * « Cserebogar, ô petit scarabée, ô sargà Cserebogar, petit scarabée en or. » •

VI


 De même que les danseurs épuisés, halètent joyeusement les violons; * la danse toujours accélère son allure.
 Mille voix accompagnent la ritournelle des musiciens, * mille voix essoufflées où la czarda s'écorche et jure.
 Et le cymbalum, dominant tout de ses tons aigus, * scande les pas et roule le tourbillon des mesures.
 Ivres de joie et de cris, ils vont! ils vont la musique et les danseurs... * toujours plus vite, toujours plus fort...
 Mais en sourdine aussi la raillerie ironique de la pousta : * « Cserebogar, ô petit scarabée, ô sargà cserebogar, petit scarabée en or. »

VII


 Les feux sont éteints; par groupes, ils s'en retournent vers la maison perdue en l'immensité du désert hongrois. * La nuit s'étend sur les plaines solitaires.
 La pousta se déroule en son monotone infini, * n'interrompant d'aucun arbre la ligne raide de son horizon sévère.
 Elle s'en va vers le sud comme une mer aux flots lents, et la brise passe sur les moissons, * en molles ondulations, courbant la tête des plantes vers la terre.
 La pousta superbe se déroule en son monotone infini. * Telle la mer où sont rares les havres propices et le refuge des ports!
 Et j'ai compris la sereine tristesse de la pousta: * « Cserebogar, ô petit scarabée, ô sargà cserebogar, petit scarabée en or. »

VIII


 Un souffle impur rôde sur la plaine et, dans les veines, brûle le sang. * Les archets grincent, sensuels, aux flancs des violons tsiganes.
 C'est la volupté qui rugit. * La soif des enlacements où les corps s'enchevêtrent comme de souples lianes.
 Voici résonner toute la gamme des baisers éperdus, * se heurter les chocs furieux des accouplements profanes.
 O volupté consolatrice et protection, * liqueur enivrante où la chair s'abreuve, unique trésor!
 Mais déjà la douce musique de la pousta pleure sur le calme perdu! * « Cserebogar, ô petit scarabée, ô sargà cserebogar, petit scarabée en or. »

IX


 Maintenant, c'est une rustique berceuse que murmurent les violons. * La jeune mère sur ses genoux tient le premier-né qu'elle allaite.
 Elle l'admire, tout en chantant, * et presse contre son sein rond la jeune tête.
 Que sera-t-il, pauvre petit innocent : * pâtre ou marchand, soldat ou poète?
 Mais les soucis maternels ne troublent guère l'enfantelet. * Il boit à la source féconde et dort.
 Comme elle est tendre la chanson de la pousta : * « Cserebogar, ô petit scarabée, ô sargà cserebogar, petit scarabée en or. »

X


 Il sera soldat! Les clairons guerriers éclatent, la fusillade crépite sous les archets; * sur le cymbalum galopent les houzards rapides.
 En avant! Ils volent, le sabre nu dans la main, * laissant derrière eux un sanglant ruisseau que boit goulument la terre avide.
 Les braves ne tremblent pas devant la mort. * Et les yeux farouches de ceux qui sont couchés pour toujours dardent encore sous leurs fronts crispés de rides.
 La guerre a jeté son manteau de pourpre sur les prés verts. * C'est l'heure où l'on cueille tes « roses rouges », Petœfi Sandor !
 Dieu! la navrance du refrain de la pousta. * « Cserebogar, ô petit scarabée, ô sargà cserebogar, petit scarabée en or. »

XI


 Les défenseurs du sol ont été vaincus. * Tes fils sont morts inutilement, ô Patrie!
 Et par le champ de bataille plane la mélodie exaspérée, au-dessus des cadavres dispersés, * derrière le vol tournoyant des vautours en quête de sinistres boucheries.
 Ah ! la gloire militaire et les luttes entre peuples ! vaine dérision ! * Tout cela vaut-il le deuil des orphelins et la douleur des veuves flétries?
 Les violons tsiganes s'arrêtent, atterrés, * pour blasphémer la vie et maudire le sort.
 Ah! comme dit la chanson de la pousta : * « Cserebogar, ô petit scarabée, ô sargà cserebogar, petit scarabée en or. »

XII


 Soudain pourtant les fronts se redressent, s'illuminent les regards; * les drapeaux déployés ont frémi dans l'air, tous les cœurs ont battu dans les poitrines.
 L'hymne trois fois saint a retenti, * la voix de Rakoczy s'est fait entendre, tous les Hongrois sont debout sur les ruines.
 Ils sont debout, ceux du Nord et du Midi, * de l'Orient et du Couchant, debout et frémissant du désir des libertés et des revanches divines.
 En marche les nobles Magyars et les Croates, de Szegedin à Szathmar! * Les violons tsiganes ont grandi, l'âme d'un peuple vibre dans leur bois, d'un peuple levé pour le même effort.
 Aussi comme ils reprennent le vieil air de la patrie, entendu dans la pousta : * « Cserebogar, ô petit scarabée, ô sargà cserebogar, petit scarabée en or. »

XIII


 La musique s'est tue. Où suis-je? Dans la salle verte et banale aux ornements trop dorés!... * Finis les rêves aux lointaines envolées !
 Les musiciens chamarrés de brandebourgs * couchent, comme de petits cadavres, leurs instruments dans leurs boites que ferment des clés ciselées.
 Mais ils avaient une âme, les violons ! * Elle est donc partie avec les notes ailées?
 Elle est partie où tes rêves ont fui !... * Toi, c'est l'heure de rejoindre ton logis, reprendre la rue où soufflent les bises aigres du nord.
 Ainsi la poésie!... Et tu pourras, tout grelottant, chantonner dans le soir le refrain de la pousta : * « Cserebogar, ô petit scarabée, ô sargà cserebogar, petit scarabée en or. »

XIV


 O mélodie inspirée et folle où se reflète le monde entier, * où se dresse chaque sentiment de notre nature à la fois bonne et perverse;
 Toi qui surexcites et subjugues nos nerfs; * tour à tour ravis notre cœur, le broies et le transperces;
 Ceux qui t'appartiennent te resteront, * car ni le haschisch ni l'opium ne saurait donner l'ivresse divinement malsaine où tu nous berces.
 Et vous, je ne vous oublierai pas, ô Farkhas, Praticarius, Pali, * magiciens qui du bout de votre archet dirigiez mes rêves dans leur essor,
 Car j'aime tant la musique troublante de la pousta : * « Cserebogar, ô petit scarabée, ô sargà cserebogar, petit scarabée en or. »

Jean Berge.



 (1) La pusta, prononcez pousta : la plaine hongroise avec une idée semblable à celle attachée, pour la Russie et l'Amérique, aux mots steppe et savane.


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