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Version actuelle en date du 11 avril 2012 à 08:52
— « N'oublions pas, mesdames et messieurs, que nous avons parmi nous un poète, un vrai poète, celui-là ! »
Ainsi parle la maîtresse de maison comme elle dirait autre chose.
Le poète, ses yeux un moment seuls contre les yeux de tous, faiblit, baisse la tête et ronronne:
— « Je ne sais rien, non, là, franchement. Oh! si je savais ! »
Il se défend encore, qu'on l'oublie. En effet, des artistes, des artistes dignes de ce nom, attendaient et se précipitent. Déjà c'est un pianiste qu'on applaudit. Le poète imprudent a cédé son tour. Il rouvre les paupières : il a l'air d'une personne effrayée sans cause qui s'aperçoit soudain de son erreur. Il méprise le pianiste dont il envie le succès, et la gloire lui paraît une femme appétissante quoique vulgaire.
— « Je me déciderai, pense-t-il, quand on me priera de nouveau. »
La maîtresse de maison se rapproche.
— « Alors, vous nous refusez votre concours? »
Au moyen d'une phrase adroite il sauvegarde son orgueil.
— « Soit, madame, mais vous verrez que ça ne portera pas. »
— « Sommes-nous des imbéciles ? » semblent dire les invités; et, profitant de l'hésitation, un chanteur aussitôt élève une voix dramatique.
Et toujours le poète au supplice laisse passer son numéro.
Cependant la soirée se termine, très réussie. La maîtresse de maison reconduit dans l'antichambre, jusqu'au palier même, des gens qui ne se sont jamais tant amusés.