On accuse fréquemment les jeunes écrivains de tenter un mouvement ridicule en faveur d'idées anciennes, et de vouloir opposer aux œuvres naturalistes « si vivantes et si fortes » des productions obscures, incohérentes et sans vie. Quelle théorie nouvelle ne fut pas discutée? On nomma décadents quelques artistes qui, créateurs de mots nouveaux, tirés, pour la plupart, du latin ou du grec, s'efforcèrent noblement de lutter contre la décadence de la langue française, de réagir contre le style bas et vulgaire des romans naturalistes, la vile prose des journaux. En face de l'invasion grandissante des mots anglais raides et gourmés, des termes scientifiques durs et froids, ces artistes se souvinrent des phrases harmonieuses que chantèrent les Chateaubriand, les Lamartine, les Villiers de l'Isle-Adam. Aujourd'hui, on applique le qualificatif de symboliste à qui répudie la vision étroite et fausse des naturalistes, à qui tente de ne pas exprimer seulement la sensation, l'extériorité, le monde des apparences, mais aussi l'âme, les Idées éternelles; on reproche aux jeunes de négliger la vie dans leurs œuvres. Il est un peu tôt pour juger ces novateurs, alors qu'ils vont essayer de satisfaire à la fois notre esprit, notre cœur et nos sens en pratiquant l'idéoréalisme, proclamé par M. Saint-Pol-Roux, en faisant vivre des Idées, des personnages symboliques.
Dans cette voie lumineuse et sainte, ils iront, humbles pèlerins de l'Art éternel, vers la source merveilleuse et triomphante que fit jaillir miraculeusement, il y a près d'un demi-siècle, le plus puissant génie des temps modernes et peut-être de tous les temps, le grand idéoréaliste Richard Wagner. Cet Art idéoraliste, par lequel nous cherchons à faire la synthèse, alors que Wagner a réalisé — prodigieusement — l'union de tous les arts, se développera magnifiquement surtout au théâtre. C'est là seulement que, radieux, il doit apparaître à ce « grand public » qui toujours ignorera les plus belles créations poétiques d'un
maître tel que Stéphane Mallarmé, d'un Rimbaud ou d'un Laforgue. A la lecture, une intelligence ordinaire ou inaccoutumée aux obscurités des novateurs se refuse à les admettre. Mais au théâtre, — est-il permis de ne pas désespérer qu'une scène accueille un jour ces essais dramatiques ? — si les spectateurs, même hostiles, assistaient à une lutte formidable de passions humaines dans un drame idéoréaliste, ils nous accorderaient peut-être leur attention quand même ils ne comprendraient pas le symbole de la pièce, symbole accessible seulement à l'élite. Au troisième acte de la Walkyrie, où l'auteur incarne la charité en Brunehild se dressant résolument contre son père Wotan, la personnification de nos désirs égoïstes, ne frémissons-nous pas tous d'une émotion profonde? Pour les artistes, c'est l'idée sainte du sacrifice illuminant le monde d'un embrasement auroral; pour le public, c'est une fille qui se révolte contre son père, et rien n'est plus sublime que la scène réaliste où Wotan, vaincu, gagné par l'héroïsme de son enfant, l'enveloppe avec une orgueilleuse tendresse dans un suprême embrassement. Ce n'est pas de la féerie, de la fantaisie, c'est la Vie douloureuse qui apparaît en ses manifestations éternelles.
Dans ce champ à la végétation serrée et gigantesque où Wagner a si largement moissonné, il y a encore à glaner, surtout pour les écrivains, qui, privés des ressources de la musique vocale et instrumentale, n'ont pas à redouter la perte totale de leur originalité. Le fond de leurs œuvres, les idées, la disposition des scènes principales, attesteront l'influence wagnérienne : mais la forme, le langage leur appartiendront. La musique des syllabes déterminera l'atmosphère du drame, établira une sorte d'orchestration verbale suggérant les Idées premières que précisera le dialogue. Cette musique sera naturelle, spontanée, pour que la science n'étouffe pas l'inspiration; toutes deux s'allieront sans se nuire. Du reste, le mot qui rend le mieux la pensée est généralement en rapport musical avec elle. Ainsi, pour exprimer l'Idée de Rêve, l'inspiration nous dictera des mots constitués plus spécialement par les consonnes v, f, l, suggestives de Rêve, tels que : voile, voguer, frileux, vague, etc... Si à ce thème de l'Immatériel on oppose le « motif de la Matière », ce dernier s'affirmera par des sons durs, violents, heurtés et pénibles à l'audition;
les syllabes : son, san, sin, les mots comme : dessein, insensé, grandissant, incandescent, etc... seront indiqués et tiendront ici la fonction des cuivres dans un orchestre ordinaire. Si ces deux thèmes entrent en lutte, leur rappel par des « leitmotiv » augmentera l'unité de l'œuvre, mais le poète devra veiller à ne pas restreindre sa spontanéité par une application trop systématique de cette théorie. Dans ce même but: rejeter des règles trop étroites, l'artiste devra substituer à l'alexandrin classique, raide et monotone, une prose poétique souple, colorée et musicale, ou plutôt un mélange rationnel de vers et de prose. Il est en effet rationnel d'écrire en prose l'exposition et les explications préliminaires d'un drame. Si l'idée s'embellit de poésie, pour accroître l'intensité émotionnelle, qu'au milieu des répliques rapides et saccadées, dans les scènes importantes, sonne le clairon soudain d'un vers court et fulgurant ou le tonnerre grave d'un alexandrin majestueux ; que, parfois, dans une succession de vers, se déroule un crescendo, habilement amené depuis le vers de quatre ou cinq pieds jusqu'à l'alexandrin où éclatera triomphalement toute la sonorité du Verbe.
Il y a là pour le jeune dramaturge de nobles essais à tenter, essais estimables quel qu'en soit le résultat ; alors qu'une foule de jeunes poètes lyriques — dont quelques-uns de grand talent — s'ouvrent des voies nouvelles, le drame symbolique ne compte en France que trois ou quatre représentants qui, pour cette rénovation du théâtre artiste, se sont, jusqu'à ce jour, à peine affirmés par des œuvres. Ce siècle fut avant tout un siècle de poésie lyrique : Lamartine, Baudelaire, Hugo, Musset, Verlaine, etc.. À nous s'offre le grand Art dramatique, comme une Forêt « presque » vierge, aux attraits mystérieux et souverains, un bois immense aux profondeurs inexplorées ; il est l'heure d'entrer en lutte; que l'aube du vingtième siècle se lève sur le triomphe du théâtre ; qu'importe ceux qui, épuisés par un effort surhumain, tomberont dans la mêlée et, foulés aux pieds, disparaîtront à jamais inconnus, si ces précurseurs obscurs ont dévoilé, vers l'horizon tout étincelant d'espoirs, le Temple sacré du positivisme et du métaphysicisme réconciliés, s'ils ont indiqué les routes futures au Shakespeare qui nous viendra quelque jour.
François Coulon.