Sous ce titre : Les Dieux méchants, notre collaborateur Remy de Gourmont a publié au Journal (8 octobre) un article à propos de la mort de notre ami Aurier. Nous en extrayons les lignes suivantes:
« De tous les jeunes écrivains de sa génération et de sa foi littéraire, Albert Aurier était peut-être le mieux doué, celui qui avait l'avenir le plus sûr, celui qui marchait le plus vite vers la plénitude du talent et de la réputation. C'était un critique d'art incomparable, le seul qui, en ces temps derniers, ait trouvé du nouveau en un genre qui semblait stérilisé. On sait qu'en ce moment Une école de peinture se développe et s'affirme, qui, rompant avec la plus récente tradition cherche à renouveler l'art par un retour à la simplicité de
moyens et aussi par le vouloir d'exprimer, par la couleur ou par la ligne, non pas seulement la beauté ou la vérité des choses, mais aussi les idées et les symboles qui dorment dans les choses. Ce mouvement concorde avec le mouvement analogue que l'on a signalé dans la littérature et qui se peut exprimer d'un mot : l'antinaturalisme.Il ne s'agit plus de copier la vie telle quelle ou selon de vains arrangements mélodramatiques, ni de raconter, ni de transcrire, par n'importe quel procédé, des anecdotes, même monumentales, même suivies en plusieurs tomes ou en plusieurs rectangles de toile peinte; il faut que l'œuvre s'élève jusqu'à la signification, qu'elle dise un peu d'éternel, qu'elle proclame un idéal humain de tous les temps et de tous les pays. Aurier était le théoricien de ces tendances nouvelles, et sa critique était sûre. En un mot, il faisait autorité, et, même avec une publicité insuffisante, il créa des réputations qui furent aussitôt ratifiées. Les artistes de la génération montante, les « Indépendants » et quelques autres groupes, font, en lui, une perte qu'il n'est pas excessif de qualifier d'irréparable ; on pourra continuer la critique synthétique qu'il avait inaugurée, mais lui seul savait ce qu'il y fallait dire, et nul ne le remplacera. »
A. V.
Parmi les trop nombreux articles que les journaux déversèrent sur le défunt Renan, trois ont été surtout remarqués, trois articles fort dur, celui de Paul Adam dans le Journal, celui de Léon Bloy dans le Gil Blas, celui d'Eugène Tavernier (écrivain peu connu, mais qu'on dirait de famille d'Hello) dans l'Univers.
Du premier : « La Vie de Jésus emporta l'assentiment du monde, parce que ce livre permit aux gens de vilipender Dieu sans bassesse. Avant lui, l'irréligion appartenait au brutal. Après lui, elle s'acclimata dans les intelligences parées de finesse... Grâce à ses soins littéraires, Jésus offusqua moins de sa supériorité divine les députés et les chefs de bureau.... M. Renan a mis l'absolu au niveau des électeurs. »
Appréciation de Tennyson, le poète anglais qui vient de mourir, par M. Stéphane Mallarmé (Echo de Paris):
« Nous sommes souverainement injustes pour Tennyson; l'homme que vient de perdre l'Angleterre était une grande figure littéraire. Si les comparaisons n'avaient toujours quelque chose d'absurde, puisqu'elles ne sont jamais tout à fait exactes, je vous dirais que Tennyson est un artiste du vers, aussi délicat que François Coppée, aussi habile ouvrier que Leconte de Lisle. Du premier, il a le charme dans la description des choses intimes et discrètes; du second, il possède le lyrisme large, brillant et majestueux.
» Les premières poésies de Tennyson affectaient une certaine grâce mièvre, une monotonie suave dont on se fatigua bientôt : il y avait trop de bleu, trop de sentimentalité vague et précieuse dans les vers du poète; et c'est évidemment ce premier caractère de son talent qui a faussé l'opinion littéraire chez nous. Mais il suffît de lire les œuvres admirables qui
suivent pour se convaincre que l'Angleterre avait en lui un brillant et original poète.
» Tennyson était une nature ardente, éprise d'un art tout à la fois mélancolique et violent, calme et impétueux: tour à tour délicat et sensible, passionné et hautain, il avait des strophes hautes en couleur, ou d'une tristesse pénétrante. Sa lyre possédait des cordes où frémissait le lyrisme le plus échevelé, où murmuraient les plaintes des amoureuses idylles.
» Les deux plus belles œuvres de ce poète sont, à mon avis, celles qui portent pour titre In memoriam et Maud ; c'est là qu'il a mis toute son âme, pleurant ici, avec une tendresse exquise, un beau jeune homme ami, fauché par la mort, chantant là le cycle merveilleux des chevaleries anciennes. J'ai dit tout à l'heure que Tennyson rappellait Coppée et Leconte de Lisle: il serait peut-être plus exact de le comparer, dans ses grands poèmes historiques, à Puvis de Chavannes : chez le poète comme chez le peintre, c'est la même simplicité majestueuse, le même coloris harmonieusement épars.Le poème de Maud égale en beauté sereine les fresques du Panthéon.
» Pour vous donner une idée à peu près complète de la poésie de Tennyson, il me faudrait vous mettre sous les yeux des extraits de chacune de ses œuvres. La chose serait difficile, car j'aurais l'embarras du choix. Laissez-moi cependant vous lire cette page que j'ai autrefois traduite, et qui vous montrera un côté du génie de ce poète... »
Ici, M. Mallarmé cite Mariana, le poème de Tennyson qu'il traduisit et qui fut publié dans le Mercure de France en juin 1890 (n° 6):
« ... Tennyson était le poète de la cour d'Angleterre depuis plus de quarante ans ; il avait succédé à Wordsworth dans ces fonctions honorifiques auxquelles sont attachés d'assez maigres honoraires. A ce titre, il était tenu de célébrer les grands événements heureux ou malheureux du pays : mariage illustre, victoire éclatante et deuil cruel. Il est juste de dire que les plus belles inspirations du poète ne jaillirent pas de cette source officielle.
» Pour vous prouver combien étaient prisées là-bas les œuvres de Tennyson, je ne vous citerai qu'un fait: un éditeur anglais, enthousiasmé par le génie du maître, lui acheta un poème au prix d'une guinée le vers — soit 26 fr. 25.
» Quel sera le successeur de Tennyson à la cour d'Angleterre ? il serait difficile dès à présent de le dire. La reine Victoria ne voudra certainement pas de Swinburne, qu'elle trouve trop socialiste et voluptueux, et je ne serais pas surpris que le choix du gouvernement se portât sur William Morris ou Robert Buchanam.
» Mais, quelque soit le poète appelé à succéder à l'illustre mort, l'Angleterre ne tardera pas à s'apercevoir qu'avec Tennyson quelque chose de grand et de glorieux s'en est allé. »
M. Anatole France a donné dans le Temps une fort intéressante étude sur l'Elvire de Lamartine, en réalité Julie Charles, la femme du célèbre physicien. Si, comme il est
probable, l'auteur réunit ces pages en un petit volume, nous aurons sans doute l'occasion d en parler plus longuement. C'est un fort bon chapitre d'histoire littéraire.
La Revue des Deux-Mondes du 1er octobre contient un très curieux article de M. Alfred Binet sur l'Audition colorée. Voici en quoi consiste ce phénomène : à l'audition ou à la lecture (qui est une pseudo-audition), certains sujets éprouvent la sensation de couleur, sensation mentale, toute psychologique, honnis quelques exceptions maladives où cela devient faiblement hallucinatoire. Ainsi, au prononcé du mot Anémie, telle personne percevra du noir, du jaune, du blanc; pour elle ce mot est bariolé en trois couleurs. Au reste, nulles règles en cette question; toutes les auditions colorées sont nettement personnelles.
Statistique de M. Jules Millet:
A noir, E jaune, I blanc, O rouge, U vert.
Statistique de M. E. Claparède:
A noir, E bleu, I rouge, O Jaune, U vert.
Notation de Rimbaud:
A noir. E blanc. I rouge, U vert, O bleu...
Notation de M. Ghil:
A noir, E blanc, I bleu, O rouge, U jaune.
L'A noir est, il est vrai, unanime en ces exemples; M. Binet ne le fait pas remarquer, non parce que cela gène sa théorie, mais parce que, le nombre des couleurs étant limité, presque autant que celui des lettres, il faut bien qu'il y ait rencontre, le nombre des auditeurs-voyants étant, lui, illimité. D'ailleurs, en d'autres exemples, l'A est tantôt rouge, tantôt jaune, tantôt blanc, etc.
Il est donc puéril de vouloir tirer une théorie esthétique d'anomalies toutes personnelles; c'est pourquoi M. Binet critique la tentative de P.-N. Roinard en son Cantique des Cantiques, et je lui donne raison, n'étant pas atteint de cette précieuse maladie. Et même la plupart des spectateurs, doués de l'audition colorée, devaient se trouver en contradiction avec lui et cruellement souffrir. — Cependant M. Binet a omis de commenter l'expression populaire et comprise de tous : une voix blanche. Il a encore oublié de noter que les aveugles cherchent à s'expliquer les couleurs par les sons, et que l'un d'eux, à qui on parlait de rouge éclatant, se mit à dire : Cela doit être quelque chose comme un son de clairon. A part ces deux lacunes — qui ne sont pas de peu d'importance en l'espèce — l'étude de M. Binet est intéressante et bien documentée.
R. G.
M. Georges Brandimbourg a entrepris, pour le Courrier Français, d'interviewer les directeurs des revues de littérature et d'art sur le passé, la physionomie, la marche et le but de leurs publications. Six articles déjà ont paru : MM. Léon Deschamps, Henri Hamel, Emile Strauss, Alfred Vallette, Bernard Lazare, Léon Vanier.
C'est dans le numéro du 2 octobre que M. Brandimbourg
relate sa conversation avec notre rédacteur en chef, qui déclare entre autres choses:
« ... Aujourd'hui, on peut sans doute inférer de l'ensemble du recueil des tendances plutôt idéalistes, mais à aucune époque la rédaction ne fut esthétiquement homogène. Les formules d'art, les idées et les opinions les plus opposées s'y rencontrent. L'imputation d'être un « cénacle », qu'entre autres bourdes on nous décocha, n'en est que plus drôle...
L'unique but des fondateurs du Mercure de France était donc de créer une publication sérieuse, durable, où dire tout ce qu'ils voulaient, dans la forme qui leur convenait, sans se soucier le moins du monde de plaire ou de déplaire au public, au risque même de ne point trouver de public. Ils en ont un maintenant et qui grossit tous les jours, preuve manifeste que leurs idées, jugées si subversives par nos bons Prudhommes, correspondent tout de même à quelque chose dans le public... » Après avoir exposé la nécessité pour nous d'avoir une publication qui nous appartint, les journaux ne laissant jamais la pleine liberté que nous réclamons, M. Alfred Vallette ajoute : «...Nous sommes, par rapport à eux (les journalistes), en morale, en esthétique, en sociologie, d'épouvantables révolutionnaires... Le devoir de nos grands frères était de nous étudier, non de nous répudier. Ils se plaignent de nous, je croîs : ils oublient qu'ils ont manqué de bienveillance. Et pour s'épargner de nous comprendre, ils affectent pour nous, bien que nous les préoccupions cependant, une indifférence dédaigneuse, et ils nous tiennent aux yeux de Leur public en une perpétuelle minorité par la qualification ridicule de « jeunes », c'est-à-dire des gens qui en sont à l'âge où l'on jette sa gourme et où ce qu'on écrit est sans importance..... Mais jamais le Mercure de France — qui n'est certes pas rédigé par des vieux — ne fut une « revue de jeunes » au sens actuel de cette sottise. »
G. D.
Au commencement d'octobre a paru le premier numéro des Blatter für die Kunst (Feuilles pour l'Art), Berlin, 9, Lothringerstrasse. Malgré l'analogie du titre, ce recueil n a aucune communauté de doctrine avec les Ecrits pour l'Art, publiés ici par M. René Ghil et où les préoccupations sociologiques dominent maintenant. Le bref avertissement de la rédaction au lecteur déclare au contraire que la Revue demeurera dans le domaine de l'Art pur, <« de l'Art pour l'Art ». Pour le moment, la partie critique sera éliminée. « Nous croyons profitable de ne pas débuter par des théories, mais avec des œuvres qui manifesteront notre volonté et d'où plus tard on pourra déduire des règles. » Cependant on étudiera dans la Revue, d'une manière raisonnée, les tendances nouvelles de la littérature, en Allemagne et à l'étranger, en se gardant des mots sonores (symbolisme, décadentisme, etc.) qui « troublent les idées ». Ce fascicule contient des poèmes de Stefan George, extraits du Pèlerinage d'Algabal : la technique en est irréprochable et l'inspiration violemment étrangère aux habitudes allemandes; M. Stefan George, qui traduisit Baudelaire, s'y montre fervent de l'artificiel et ennemi de la nature. En outre, un fragment de drame de M. Hugo von Hofmannsthal, des lieder de Paul Gérardy, transposés en allemand par l'auteur même des Chansons naïves, une Légende de M. Édmund Lorm, des vers de M. Carl Rouge. C'est là, en somme, une tentative d'art fort intéressante et consciencieuse, à qui vont toutes nos sympathies et tous nos souhaits.
P.Q.
Dans Die Zukunft (L'Avenir), la nouvelle revue mensuelle de M. Maximilien Harden(Ier octobre), M. Ola Hansson communique une lettre de M. Auguste Strindberg, que celui-ci adressa en réponse a une invitation réitérée de venir passer quelque temps à Berlin. La voici:
« Cher Ola Hansson,
» L'essentiel serait de pouvoir partir d'ici.... récemment j'ai été saisi deux fois ici ; j'ai des dettes, je ne puis pas m'en, aller sans être poursuivi par les journaux. L'automne est là. J'habite encore a la campagne et ne puis la quitter.
» J'ai terminé six pièces de théâtre, dont deux grandes, comme le « Père » et « Mademoiselle Julie », qu'il serait possible de représenter sans craindre des poursuites pour outrage aux mœurs — à l'étranger, bien entendu. En Suède,il y a l'obstacle de l'impénitence pour tout ce que fait Auguste Strindberg.
» Si j'étais avec mes pièces à Berlin, elles seraient sauvées pour le théâtre; du moins pourrais-je les publier en un volume de théâtre inédit......
» Mais comment sortir de cet enfer? Si j'avais deux cents marks d'argent de voyage, je décamperais.
» Pour pouvoir vivre, j'ai peint et vendu des tableaux! à des prix dérisoires, s'entend.
» Je songe à devenir photographe pour sauver mon talent d'écrivain.
» Vois-tu un moyen de me libérer d'ici pour sauver ma vie psychique?
» On rit ici de ma misère, et j'y aurais mis un terme définitif si je n'avais mes enfants.
» Amicalement,
» Auguste Strindberg.
» Dalaroe, 13 septembre 1892. »
M. Ola Hansson ajoute: « Dalaroe est une station de pêche dans le district de Stockholm. Tôt il fait froid et rude, là-haut.
» Je transcris ici cette lettre in extenso pour que l'univers sache comment le plus grand génie suédois vivant est sur des roses après quinze ans de production littéraire infatigable et incessante, comment la Suède sait estimer son plus grand fils, comment elle s'estime elle-même en lui.
» Je sais qu'à ces lignes des cris de paon retentiront du pays
de l'industrie du fer — mais j'ai des faits et des expériences que je ne manquerai pas de lui opposer. ... »
Arracher Strindberg à « l'étroitesse des conditions suédoises » où « le piétisme et l'émancipation des femmes » se partagent l'opinion publique, tel avait été le désir de M. Hansson. Il avait vu faiblir la prodigieuse fécondité de Strindberg et voulait l'arracher à la « meurtrière stagnation à laquelle il avait lui-même échappé ».
J'apprends qu'à Berlin des personnes s'intéressant à l'Art ont subvenu aux premiers besoins du maître écrivain suédois.
Freie Bühne (septembre) publie les résultats de la souscription Max Stirner.
M. John Henri Mackay, occupé depuis plusieurs années à rassembler les matériaux pour une biographie de Stirner, parvint à découvrir l'endroit ou celui-ci fut enseveli, ainsi que son dernier domicile. Afin de conserver la mémoire du prodigieux individualiste auquel nous devons le Livre libérateur, dont rendit compte M. Randal au dernier numéro des Entretiens, M. Mackay, l'auteur de « Anarchistes », prit l'initiative d'une souscription, close il y a quelques mois. Grâce surtout au vif intérêt que M. Hans von Bùlow, le célèbre musicien, accorda à l'entreprise, les sommes nécessaires ont été réunies promptement.
Une plaque a été fixée à la maison Philippstrasse 19, Berlin N. W. Elle porte en lettres d'or l'inscription suivante: « En cette maison vécut ses derniers jours Max Stirner (Dr Caspar Schmidt, 1806-1856),le créateur de l'œuvre immortelle « l'Unique et sa propriété », 1845. »
La tombe du philosophe, surmontée d'un monument de
granit, porte en grosses lettres ces simples mots : MAX STIRNER. C'est la 53e tombe dans la neuvième rangée de la douzième section du II cimetière Sophiengemeinde. Aux fervents du maître d'honorer sa mémoire par de pieux pèlerinages.
H. A.
Le Nouvel Echo, abandonnant le format revue, devient (1er octobre) un élégant journal in-4° illustré de 16 pages. Au sommaire, les noms de Georges Courteline, Jacques Madeleine, Emile Strauss, Alcanter de Brahm, etc.
Nouveaux confrères: L'Art Littéraire (Réd. en chef: Louis Lormel, 3, rue du Four. — In-4° de 4 pages). Des Notes de François Coulon « A propos de la vérité dans le drame symbolique », et des Paysages d'Ame (proses) de Louis Lormel — L'Avenir Artistique (Dir. : Albert Clairouin, 40, rue Blanche. — In-4° de 8 pages sous couverture).
A. V.