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déclarer, dès l'abord et sans ambages, que parmi les poètes qui s'épanouirent depuis dix ans, M. Laurent Tailhade est l'un des plus parfaits et des plus originaux. On admet assez couramment, au point que ce soit presque parole évangélique, que la moins douée des brutes peut, avec quelque application, apprendre en trois mois à faire de beaux vers, selon la formule dite parnassienne. Que de pareils axiomes soient reçus sans inventaire et avec une joie orgueilleuse par la tourbe des chroniqueurs, qui insinuent ainsi mépriser les Camènes comme de simples filles de carrefour vraiment trop dociles et avilies, il serait malséant de s'en étonner. Mais des esprits plus judicieux commettent depuis quelques années la même méprise. Sous prétexte que certains gorilles assez adroits imitèrent avec une sorte de succès les procédés apparents de Leconte de Lisle, par exemple, ou de J.-M. de Hérédia, on déclare volontiers le prototype égal à sa déformation grossière, c'est-à-dire à moins que rien, et on laisse entendre que les mauvaises rimes, les fautes de français et le manque de tenue sont le signe infaillible du génie. Corbière dut à cela d'être promu grand homme, parce que, selon les besoins du moment, il faisait de nuit un monosyllabe ou un dissyllabe et pour quelques autres gentillesses, mais point du tout à cause de sa robuste truculence et de son extravagante fantaisie. Et dès lors d'autres gorilles l'ont parodié non sans bonheur, comme les plus tard venus des bandes simiesques grimacent maintenant selon le rhythme du vers libre, sans parvenir à déshonorer aux yeux des juges de bonne foi les poètes excellents en leur genre qui inaugurèrent cette technique. Cette manière de digression n'était point inutile : il est bon de s'entendre sur les mots, et j'aurais craint qu'aux oreilles de plusieurs parfait ne sonnât comme une injure. Dans Vitraux, M. Laurent Tailhade se montre pleinement maître de son vers : il s'est affranchi des quelques entraves qui l'embarrassaient un peu autrefois; on pouvait reprocher à ses rhythmes quelque chose de rigide et de figé, et ils ont acquis toute la souplesse et la fluidité désirables. Cette volonté de briser le vers, évidente dans tout le volume, se manifeste d'une manière tout à fait significative en deux poèmes repris du Jardin des Rêves: Orante (Innupta Virrgo) et Funerei flores. Voici pour le début de cette denière pièce les versions successives: