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jeunesse : Tristan demeurera semblable à lui-même jusqu'en ses livres d'édification, et il pourra bien louer sainte Geneviève avec autant d'afféterie qu'Elise ou bien Astrée.
- Votre enfance sage et modeste
- Donnoit ioye à la cour céleste
- Des deuoirs que vous lui rendiez,
- Et prenoist si peu de licence
- Que les moutons que vous gardiez
- Auoient beaucoup moins d'innocence
(Heures de la Sainte-Vierge.)
Mais il lui arrivera en cherchant l'inattendu et le surprenant de rencontrer la beauté, et il n'est le second de personne quand, par la force de l'image et l'arrangement des mots, il fait surgir dans le sonnet de La belle Gueuse, une admirable apparition de lumière et de splendeur juvénile:
- O que d'apas en ce visage
- Plein de jeunesse et de beauté
- Qui semblent trahir son langage
- Et démentir sa pauureté!
- Ce rare honneur des Orphelines
- Couuert de ces mauuais habits,
- Nous découure des perles fines
- Dans une boëste de rubis.
- Ses yeux sont des saphirs qui brillent
- Et ses cheueux qui s'éparpillent
- Font montre d'un riche trésor:
- A quoi bon sa triste requeste,
- Si pour faire pleuuoir de l'or
- Elle n'a qu'à baisser la teste.
(Vers héroïques.)
Les sots s'aviseront qu'il n'y a en tout cela rien de ce qu'ils nomment âme ou sentiment; il est vrai qu'il suffit d'aimer, ainsi qu'ils jargonnent, pour composer des poèmes sans pareils. Tristan, je pense, n'aurait eu dure de leur opinion, lui qui écrivait d'un officier qui se crut poète parce qu'il était amoureux: « Possible auoit-il ouy dire qu'Amour est un Maistre en toutes sciences qui fait même voler les plus pesants animaux » (Le Page disgrâcié). Mais comme, malgré l'abus qu'on a fait de ces mots depuis quelque temps, ils ne correspondent pas nécessairement à la niaiserie élégiaque, l'exemple, à mon gré, est excellent pour montrer que rien n'empêche, en principe, un poète d'avoir du cœur pourvu qu'il continue à être un poète