Peut-être ne messied-il point de redire, alors que la Pléiade devient Mercure de France, ce qui a été répondu naguère aux imputations d'une Presse mal avertie, et de défendre par avance notre œuvre contre les appréciations erronées ou maladroites. Il est d’accoutumée, en effet, parmi nos confrères des grands quotidiens, d'infliger l'ironique épithète de décadente à toute publication ou s'essaient de jeunes écrivains aimant l'art, curieux, certes, de formules inédites, mais surtout consciencieux, ayant horreur de la phrase toute faite et du mot banal, du cliché quel qu'il soit. Nullement, d'ailleurs, nous ne nous rébellerions si par décadent nos chroniqueurs cotés n'entendaient charabia, pathos, incohérence, pour avoir étudié le cas en de petites feuilles où, apparemment, l'incohérence, le pathos et le charabia tenaient lieu d'esthétique et de pensée. Mais ces éphémères gazettes furent stériles, et il importe de distinguer entre les humanistes de dix-sept ans qui les rédigeaient, Charlots de lettres vite exténués, et les jeunes laborieux en quête d'une vierge expression du beau et du vrai tels qu'ils les
conçoivent en ces temps complexes. Or, au sens que les quotidiens attribuent à cette étiquette, la Pléiade ne fut point décadente, et le Mercure de France ne le sera pas davantage.
Mais, pour ne point choir dans la puérile hérésie de forme qu'on sait, il est cependant possible que, sans jamais cesser d'être clairs, nous n'écrivions pas absolument de ce style et sur ces idées qui s'imposent aux auteurs ambitieux d'accaparer tous les suffrages, et qui partant se résignent à une banalité de bon ton. Ils ont évidemment raison au point de vue pratique, et le nombre de ceux qui ont ainsi raison fut toujours de beaucoup le plus considérable ; mais à l'autre point de vue — celui de nos maîtres, sans les nommer — il n'apparaît pas que nous ayons si grand tort. Il y eut bien, voici quelque trente ans, des écrivains réputés maîtres dont l'outil fut la langue bonne fille, lâchée, musarde, que de charitables critiques ne se lassent point de nous offrir comme modèle de la langue classique de France ; encore ceux-là vécurent-ils à une époque autrement bénévole au littérateur que ne l'est ce dernier quart du siècle, en des jours où il était admis qu'on « écrit comme on parle » et où l'on croyait à la « vieille gaîté gauloise ». Mais, depuis cet âge d'or, combien d'illusions mortes ! Outre qu'il faille aujourd'hui, pour être classé quelqu'un, mettre au moins une pensée dans un livre, le nihilisme scientifique et le positivisme de la vie moderne, excessivement dure à l'individu pensant, ont fait de nous des êtres trop peu semblables aux hommes de ces générations pour que nous nous intéressions aux choses où ils se complurent, et que nous les disions aussi verbeusement et avec
le même garçonnisme. Il semble que nous sommes nés trop réfléchis, et nous avons dû, en venant au monde, tourner sept fois notre langue avant de pousser ce premier cri qui était comme l'acquiescement à l'existence égoïste, étroite, affairée, vide de toute foi réconfortante, qu'on nous léguait. Si nous portons dans le monde, par instinct de sociabilité, un visage souriant et une certaine bonhomie, il est avéré — presque toutes les productions littéraires et artistiques des hommes nouveaux en témoignent — que notre moi intellectuel sourit bien rarement, dit juste ce qu'il doit dire, sans digressions inutiles, sans flânes ni promenades, si tentantes soient-elles, parmi les idées à côté.
Et ce qu'il doit dire, pour peu qu'il soit sincère, ne semble pas précisément conforme aux rabâchages de convention dont on nous sature l'intellect. Un journaliste écouté, point suspect de pessimisme, a pourtant osé cette récente affirmation que « le monde va vers une morale nouvelle ». Il est pertinent qu'en tout, partout, à tous les étages sociaux, il y a évolution rapide, et qu'on ne voit plus aujourd'hui comme on voyait il n'y a pas vingt ans. Mais, soit respect de la tradition, soit flagornerie auprès d'un public inconsciemment hypocrite, la Presse se tait volontiers sur le fond des questions brûlantes. Or, ce que chacun pense et que personne ne formule, ces idées paradoxales et subversives en 1890, codifiées en 1900, il nous serait agréable d'en écrire. Œuvre de démolisseurs, soit ; mais quand l'écroulement final de la maison n'est plus qu'une affaire d'heures, n'y point aider prouverait qu'on n'en désire point la reconstruction prochaine.
Aussi, des trois buts que peut se proposer un périodique littéraire — ou gagner de l'argent, ou grouper des auteurs en communion d'esthétique, formant école et s'efforçant au prosélytisme, ou enfin publier des œuvres purement artistiques et des conceptions assez hétérodoxes pour n'être point accueillies des feuilles qui comptent avec la clientèle — c'est ce dernier que nous avons choisi, nous connaissant du reste trop déplorables spéculateurs pour espérer la métamorphose de nos écrits en or, et sachant introuvables en cette transitoire période que nous traversons les éléments d'une école littéraire.
Au surplus, qu'on me permette de le rappeler, cet article est une simple précaution contre d'adventices erreurs de jugement, et n'a aucune tendance à s'ériger en programme : chacun est ici absolument libre, responsable de ses seuls dires et point solidaire du voisin. Je ne veuille pas non plus avancer que nous serons toujours originaux, présomption juvénile dont nous sommes tout à fait incapables. — Mais si dans notre collection, pourtant, se révèle çà et là une œuvre d'art originalement conçue et parfaitement eurythmique, nous n'aurons pas été inutiles, ayant intéressé non le public, indifférent en ces matières, du moins les artistes ; et si d'aventure, en morale, il se rencontrait dans nos pages une vérité neuve où quelque idée d'avant-garde, nous aurions justifié notre titre — un peu prétentieux sans doute, mais dont l'archaïsme nous plaît.
Alfred Vallette
Décembre 1889.
De l'Été riche et de sa gloire ensoleillée,
L'Étang, où nagent les débris de la feuillée,
Pas plus que l'horizon n'a gardé de reflets,
Et, partout, c'est l'ennui d'une plaine souillée,
Où la pluie uniforme a tendu ses filets.
La Terre, dépouillée aujourd'hui des verdures
Qu'un long émoi d'oiseaux éventait de frissons,
Le cuir ridé d'avoir gesté mille moissons,
Avec tout ce que l'Homme y fit de marques dures,
Nue et vide s'en va rejoindre l'horizon.
Le ciel bas, vers qui fume un encens de tristesse,
Où la pluie uniforme a tendu ses réseaux,
N'a plus le vol elliptique de ses oiseaux
Quand des lueurs d'aurore y traînaient leur mollesse
Et qu'un soleil mirait sa gloire au tain des eaux.
Ce long bruit de la pluie uniforme qui tinte,
Ce long bruit qui nous vient des lointains assoupis
Et se propage autour de nous, semble la plainte,
Triste qu'exhalerait, d'une voix presque éteinte,
La Terre à qui l'on a ravi tous ses épis.
La Terre dépouillée, et qui se remémore,
Par ce tantôt de pluie uniforme et sonore,
De quels poings inlassés à lui meurtrit le sein,
De l'aube jusqu'au soir et du soir à l'aurore,
L'Homme qui tire d'Elle et son or et son pain.
La Terre qui s'éplore à n'avoir rien pour elle,
Mère-des-sept-douleurs que la Peur vient hanter
Des printemps, décrétant sa grossesse nouvelle,
Et qui sait qu'à l'endroit de ses flancs, éternelle,
Jamais ne périra la douleur d'enfanter.
Nue avec ses sillons creusés en longues rides
La Terre, où s'exalta naguère Messidor,
S'endolorit ainsi dans ce tantôt languide,
Sous le ciel, qui s'étire en longs brouillards arides,
Sans même une éclaircie où reluise un peu d'or,
Et s'endeuille aux plis longs de ses linges sévères,
Cependant qu'uniforme et lente pour le grain
Que d'Homme à pleine poigne y jettera demain
À travers l'humus détrempé, jusqu'aux ovaires,
La Pluie indolemment prépare le chemin.
Ernest Raynaud
O cristal ! ô miracle ! le fleuve s'endort dans l'éclat
Pur et rose du ciel vespéral où déjà point l'aurore.
Un sourire angélique a glissé radieux sur le monde :
La nature est un rêve divin qui caresse les yeux.
Ce n'est plus l'atmosphère éblouie et sans frein des journées,
Mais un luxe idéal de surfines et tendres lumières.
Le soir vient d'éployer ce velum onctueux de couleurs,
Où l'azur diaphane avec faste est drapé de soieries
Rubescentes, topaze, émeraude, améthyste et cuivrées,
Plus ardentes au nord, les nuances s'éteignent au sud,
Comme un rythme affaibli qui répète un motif de triomphe.
Le soleil s'est couché sous un dais de splendeurs cramoisies,
Et son lit orgueilleux est l'unique feston violent
Du minuit calme et clair dont, charmé, s'éjouit l'empyrée.
Un silence serein a noyé ce sommeil sans ténèbres ;
La beauté naît plus belle ; la paix ensemence l'amour :
Et l'esprit doucement échappé des angoisses de vivre,
Dans l'extase, un instant, croit avoir retrouvé sa patrie.
Louis Dumur
St-Pétersbourg, juin 1889.
À Louis Béroud
Dans la grande cour de la Gouille, Mme Repin lançait à sa volaille des poignées de grains. Ils s'envolaient régulièrement de la corbeille, suivant le rythme du geste, et s'éparpillaient en grésillant, sur le sol dur. La fine musique d'un trousseau de clefs entrechoquées montait de l'une des poches du tablier. En faisant des lèvres :
« Cht ! cht ! »
et même à grands coups de pieds, Mme Repin écartait les dindes voraces. Leurs crêtes bleuissaient de colère, et leurs demi-roues rayonnaient aussitôt avec une sorte de détonation et le brusque développement d'un éventail qui s'ouvre entre les doigts d'une dame nerveuse.
Monsieur Repin apparut sur la route, le pas accéléré. Le jet de grains fut comme coupé, les clefs se turent, et les poules inquiètes se bousculèrent un instant à cause de l'allure inaccoutumée de M. Repin.
— Quoi donc ? demanda la fermière.
Monsieur Repin répondit :
— Gaillardon en prend une !
— Une poule ?
— Fais-donc la niaise : une de nos filles. Il vient déjeuner dimanche.
Dès que ces demoiselles apprirent la nouvelle, Marie, la plus jeune, embrassa d'une façon turbulente sa grande sœur :
— Tant mieux, mon Henriette, tant mieux !
Elle était heureuse du bonheur de son aînée d'abord, et un peu pour elle, car M. Repin avait toujours dit, presque en chantonnant :
— Quand deux filles sont à marier, c'est l'aînée qui va devant, la cadette suit derrière !
Or, Henriette n'avançait pas vite, et Marie songeait que si elle ne se mettait pas en tête, on n'arriverait jamais, peut-être. On disait d'Henriette, au premier coup d'oeil :
— C'est une oie !
— Oui, mais elle n'est pas méchante.
— Il ne manquerait plus que cela !
En outre, elle était trop grande. Sa taille effrayante intimidait les hommes. Elle était aussi trop rouge, et, la figure couverte de taches ardentes, elle faisait, à toute heure, l'effet de s'être barbouillée en gavant, avec du son délayé, les volailles de concours. Elle avait vingt-cinq ans. M. Gaillardon était un fermier des environs, très à l'aise et déjà en pleine maturité. Henriette n'avait pas à faire d'objection. Du reste, elle n'en cherchait point, mais, effarouchée et gauche, elle n'osait accepter avec une joie bruyante un bonheur qui pouvait encore lui échapper et qu'elle n'attendait plus. Marie, la jolie brune au teint blanc, avait beau lui dire :
— Quelle veine ! mais ris donc, veux-tu bien rire !
Elle ne riait pas, tout près de trouver sa cadette insupportable ; elle aurait voulu être un peu seule, avec les quelques idées très rares et nouvelles qui mettaient tant de désordre dans sa tête, et, comme elle connaisssait bien l'opinion du monde, elle ne voulait pas croire à tant de chance, et elle s'avouait interieurement :
— Non, ce n'est possible, je suis trop bête, trop oie !
— Allons bon, voilà que tu pleures, maintenant !
— C'est rien, c'est les nerfs.
Au déjeuner du dimanche, quand on passa à table, Madame Repin dit :
— Où donc que vous allez vous mettre, Monsieur Gaillardon ?
— Moi, oh ! ça m'est égal, où vous voudrez.
— Il serait peut-être mieux de vous mettre à coté de mes filles, mais en faisant le service, elles vous dérangeraient.
— Oh ! non, elles ne me dérangeraient pas.
— Et si des fois, en apportant des plats, elles renversaient de la sauce sur votre veste ?
Il se mit à rire :
— Ah ! par exemple, ceci ne serait point à faire.
— Dame, mettez-vous où vous voudrez !
— Non, non, où vous voudrez, vous. Moi, je vous dis, ça m'est égal.
Madame Repin, perplexe, et la peau du front contractée, recomptait les couverts, haussait les épaules, et s'égarait dans ses calculs.
En attendant sa décision, tous, debout, l'estomac vide, tambourinaient du bout des doigts sur le dossier des chaises, prêts à s'élancer, au moindre commandement, pour s'asseoir.
Enfin, elle reprit :
— Voyez-vous, j'ai peur à cause de la sauce. Un malheur peut arriver. Comment faire ?
Irrésolue et prise au dépourvu, elle consulta ces demoiselles qui répondirent, l'une :
— Oh ! ça m'est égal.
Et l'autre :
— Oh ! ça m'est égal.
Non qu'elles fussent indifférentes mais elles ignoraient les propos du grand monde.
Heureusement Monsieur Repin prit la parole.
— Tiens, femme, tu nous ennuies. En voilà, des manières. Asseyez-vous là, Monsieur Gaillardon, à côté de moi, et les autres, arrangez-vous. Après tout, vous êtes de la famille, et si vous n'en êtes pas, vous en serez.
Quel homme rond que Monsieur Repin, rond comme la terre !
À la bonne heure ! au moins, vous comprenez les affaires — dit M. Gaillardon.
Il allait s'asseoir, mais il n'avait pas encore eu l'occasion de poser son chapeau quelque part. Il chercha des yeux un clou pour le pendre. N'en découvrant pas, comme aucune de ces dames ne s'offrait pour le débarasser en disant :
— Donnez donc, donnez donc,
il dut le poser sur une chaise. Il aimait les plats cuits à point, et plut tout de suite à Monsieur Repin. Tous les deux étaient à peu près également chauves, mais, grâce à sa barbe blanche et longue, Monsieur Repin l'emportait en autorité sur son futur gendre. D'ailleurs, il parlait haut, un peu fier d'avoir un domicile. Ils causèrent bœufs longuement, et tombèrent d'accord, au bout de mutuelles concessions, qu'il faut qu'un bœuf vendu paie son engrais à raison de un franc par jour. Et encore, ce n'est pas beau. On fait ses frais, voilà tout. Au dessert, quand il trouva un moment pour faire tourner ses pouces sur son ventre, Monsieur Gaillardon se hasarda à regarder Mademoiselle Marie. Sans doute, il n'osait pas
regarder tout d'abord et franchement, comme un effronté, Mademoiselle Henriette. Il s'essayait, et prenait du courage avec la jeune soeur. Du moins, cela parut évident à tous. Henriette le comprit si nettement, qu'elle baissa les yeux de confiance. Le regard n'allait pas à elle, mais il était pour elle. Au contraire, Marie, n'étant point en cause, ne jugeait pas convenable de s'intimider, et la tête haute, œil pour œil, elle dévisageait Monsieur Gaillardon,
ce qui achevait de le troubler.
Bien entendu, et conformément aux habitudes prudentes de gens qui n'abordent que le plus tard possible les sujets graves, il ne fut pas question de mariage ce jour-là.
Un autre dimanche passa, et rien ne se conclut. Madame Repin s'impatientait. Il est bon de prendre des précautions, jusqu'à un certain point, toutefois. Outre qu'on ne déjeune pas pour rien à la campagne, comme à Paris, où chacun sait que certains restaurants donnent à manger à des prix si réduits. Peut-être Monsieur Gaillardon espérait-il causer auparavant avec la jeune fille. Aussi, le dimanche suivant, quand M. Repin dut quitter la table, au dessert, pour aller voir une bête à cornes qui s'était cassé la jambe, Madame Repin,habile et audacieuse, sortit, passa dans la cuisine, appela Marie et laissa son Henriette en tête à tête avec Monsieur Gaillardon. Celui-ci, tout d'abord, attendit leur retour. Comme elles tardaient, il chercha à s'occuper et débourra soigneusement sa pipe, en lui enfonçant dans le tuyau, jusqu'à la gorge, une aiguille à tricoter.
Henriette, ses fortes mains étalées sur ses genoux, gardait son immobilité, dans un coin, la tête penchée, le souffle doux, rouge autant que l'occasion l'exigeait. Monsieur Gaillardon se leva et se promena d'une fenêtre à l'autre. Il s'aperçut que le temps allait se gâter, sûrement, et, comme il voulait être de retour chez lui avant l'orage, il appela ces dames pour leur dire au revoir.
Dès qu'il fut parti, Madame Repin demanda :
— Qu'est-ce qu'il t'a dit, mon Henriette ?
— Il m'a rien dit.
C'était trop fort. Une semblable indifférence stupéfia Monsieur Repin même. Il fut d'avis qu'il fallait renouveler l'essai.
Donc, au premier déjeuner, le café pris d'une manière hâtive, Monsieur Repin, sous le prétexte d'une course pressée, se leva de table. Madame Repin et Mademoiselle Marie disparurent vite dans la cuisine. Mais cinq minutes après Monsieur Gaillardon les rejoignait.
— Est-ce que je vous fais peur ? — dit-il à Mademoiselle Marie.
Elle était à ce point interdite qu'elle ne trouva rien à répondre.
— Faudrait pourtant vous habituer à moi, — ajouta Monsieur Gaillardon.
Madame Repin intervint :
— C'est comme ça que vous laissez mon Henriette ?
—Oh ! j'ai bien le temps de la voir, elle !
Madame Repin dit finement :
— Ça, c'est vrai.
Mais, réflexion faite, elle trouva que de la part d'un prétendu ce n'étaient point des choses à dire. Toujours hardie, elle le prit par le bras, le ramena de force à la salle à manger et dit :
— Laissez-nous donc un peu tranquilles. Nous avons à travailler. Henriette n'a rien à faire, bavarder avec elle à votre aise.
Et elle referma la porte sur lui, bruyamment.
Dès son départ, qui d'ailleurs ne se fit pas longtemps attendre, Madame Repin et Mademoiselle Marie, anxieuses, interrogèrent Henriette.
— Qu'est-ce qu'il t'a dit, mon Henriette ?
— Il m'a rien dit.
Madame Repin et sa fille cadette se regardèrent :
— Eh bien, tu crois ? eh bien, tu crois !
Décidément, cet homme têtu leur ferait passer de mauvaises nuits. M. Repin dut s'en mêler directement. Il entra en scène avec énergie, c'était le plus sûr moyen,
en offrant à M. Gaillardon un verre de vieille fine, c'était le meilleur moment.
— Voyons, dit-il, fixons–nous le jour ?
— Enfin, dit M. Gaillardon, vous y voilà. Je n'osais pas vous le dire, mais, sans reproche, je commençais à trouver le temps long. Mais on est bien éduqué, ou on ne l'est pas.
— Très bien, dit M. Repin ; alors, prenons le vingt-sept octobre, ça vous va-t-il ?
— Si ça me va ! — et le beau-père et le gendre approchèrent l'un de l'autre leurs verres de fine, en ayant soin de ne pas les entrechoquer, de peur d'en renverser des gouttes. M. Repin se tourna vers sa femme, et, le torse droit, la main gauche en grappin sur la cuisse :
— Bourgeoise, qu'est-ce que tu avais donc l'air de dire. Voilà comme on arrange les choses : les simagrées ne servent à rien.
M. Gaillardon réclama l'honneur et le plaisir d'embrasser ces dames. Elles s'essuyèrent les lèvres, se levèrent avec minauderie et se placèrent sur un rang. M. Gaillardon commença la tournée. Il termina par Mlle Marie. Elle fut obligée de le repousser, car il doublait sa part. Sa joue était d'un beau rouge écarlate à l'endroit où son beau-frère venait de l'embrasser.
— Ne vous gênez pas, qu'est-ce que va dire ma sœur ?
Ému comme au jour de sa première communion, le fiancé chercha des mots d'excuse, puis, saisissant la main de M. Repin, il dit :
— Mon cher papa, merci.
Leurs têtes chauves se trouvaient à niveau. Qui était le « cher papa » ? Il eût fallu regarder de près. On s'y trompait. L'émotion gagna toute la société. M. Repin, désignant sa femme en larmes, disait :
— Regardez-là donc, est-elle bête, est-elle bête.
Comme il avait peur d'être bête à son tour, il brusqua les choses :
— Il se fait tard. Allez-vous en, à dimanche. Venez de bonne heure, nous jouerons à la gadine.
Dans la cour, un cabriolet attendait. Le domestique, la blouse gonflée, avait peine à contenir, à coups de guides, la lourde jument aux jambes poilues. M. Gaillardon mettait un pied sur le marchepied, frappant de l'autre talon de violents coups sur le sol pour se hisser jusqu'au siège. Mais la jument remuante lui donnait bien du mal. Il sautillait, tournant encore la tête du côté de sa nouvelle famille :
— Au revoir, bien le bonsoir !
Henriette était en arrière avec sa mère. M. Repin se trouvait tout près, donnant le bras à Marie, et disait :
— Ah ! Marie, à ton tour maintenant. Voilà Henriette bien lotie, il faudra qu'on pense à toi.
— Comment, ça ? — dit M. Gaillardon, qui dansait encore sur un pied.
— Dame, vous vous en moquez, maintenant que vous avez ce qu'il vous faut.
— Mais pardon, mais pardon, dit M. Gaillardon, faites excuse, je ne comprends pas.
— Mais montez-donc ; ce n'est pas votre affaire. Vous allez pourtant finir par vous faire écraser, — dit M. Repin.
Et, donnant un bon coup d'épaule à l'arrière-train de son gendre, il le poussa de force dans le cabriolet. La
jument sentit que le poids était au complet, et partit au grand trot, cinglée par le domestique à la blouse ballonnante. Longtemps les Repin virent M. Gaillardon agiter les bras de leur côté, comme lorsqu'on veut marquer une grande surprise. ils se demandaient :
— Mais qu'est-ce qu'il a donc, mais qu'est-ce qu'il a donc ?
Puis, tout à la joie, on ne se demanda plus rien.
Mais quand, une nouvelle fois, M. Gaillardon se laissa tomber du cabriolet, il leur revint qu'il les avait quittés drôlement, et M. Repin prit encore sur lui d'arranger les choses, au dessert, s'entend.
— Qu'est-ce que vous aviez donc, l'autre jour, sur l'adieu ?
— J'avais, dit M. Gaillardon, ce que j'ai encore.
À ces mots, les cuillers, qui mélangeaient dans des assiettes à fleurs le fromage blanc, l'échalote et la crème, s'immobilisèrent soudain.
— Ah ! ah !
— Voyons, du calme, dit M. Repin, qu'est-ce qu'il y a ?
— II y a, dit M. Gaillardon, il y a qu'il y a maldonne, voilà ce qu'il y a.
— Maldonne !
— Parfaitement.
Monsieur Repin regarda sa femme et ses deux filles, qui, le buste écarté de la table, le regardaient. Il dit :
— Comprends pas, et vous ?
Celles-ci firent signe de la tête :
— Ni nous !
— C'est pourtant bien simple. Il y a que je vous ai demandé l'une de vos filles, et que vous m'avez donné l'autre. Vous me direz ce que vous voudrez, mais il me semble que ce n'est pas d'un franc jeu.
Monsieur Repin leva les bras, les abaissa, siffla du bout des lèvres.
— Pu tu tu u u.
Il atteignait l'extrême de l'étonnement. Ces dames ne firent pas un geste, atterrées. Selon la méthode ancienne, le silence, le grave et majestueux silence, prince des situations fausses, régna. Enfin Monsieur Repin parvint à parler :
— Il fallait le dire, il fallait le dire !
Madame Repin, un moment déconcertée, renonça à se contenir davantage.
— Comment, ce n'est pas notre Henriette que vous nous avez demandée ?
— Pas du tout, c'est mademoiselle Marie !
Monsieur Gaillardon, ayant chiffonné sa serviette entre ses doigts, l'écrasa sur la table, se leva et marcha d'une fenêtré à l'autre et inversement, d'un pas inégal, avec une grande agitation. Ses bretelles étaient un peu anciennes et mollissaient, son pantalon tenait mal. Il le relevait d'un mouvement brusque, puis se croisait les mains derrière le dos. Ces demoiselles, bouche bée, attendaient la suite.
— Femmes, du calme, dit Monsieur Repin, de la
dignité. Ne nous emportons pas comme des libertins.
Sa recommandation était superflue. Personne ne songeait à s'emporter. Seulement, on se trouvait aux prises avec une difficulté inattendue. Il s'agissait de la tourner avec tranquillité et prudence, comme un arbre qui, déraciné par le vent, barre la route. Monsieur Repin se leva également et commença une promenade à l'exemple de Monsieur Gaillardon, mais en sens opposé. Au troisième croisement :
— Monsieur, dit-il, je ne vous dirai pas que je suis surpris, je suis étonné, profondément étonné, mais, après tout, rien n'est fait, et du moment que vous reprenez votre parole, nous vous la rendons.
Il était presque distingué, ayant parlé un jour, en personne, au préfet, et la gravité du cas lui faisait trouver des phrases correctes.
— Oh, je ne réclame rien, dit Monsieur Gaillardon,
en frappant l'air de son bras comme d'un fouet. C'est fait, c'est fait, tant pis pour moi !
Tout à coup on entendit des sanglots, et Henriette en larmes, les mains sur les yeux pour cacher son visage, dit, convulsée :
— Mais je ne tiens pas tant que cela à me marier, moi ; s'il aime mieux ma sœur, qu'il prenne ma sœur.
— Ça, jamais, déclara Monsieur Repin, j'ai toujours dit
que tu te marierais la première, la première tu te marieras.
Madame Repin semblait aussi têtue, mais Henriette vint embrasser son père et lui dit :
— Je t'assure, mon papa, que j'ai bien le temps de me marier.
— Bien le temps ! mais tu ne sais donc pas que tu as vingt-cinq ans, presque vingt-six.
— Si, si, mais, vois-tu, j'aime mieux attendre encore un petit peu.
Elle le suppliait, pleurante, avec des hoquets, le dominant de tout son buste de géante, et sa voix, pauvre et honteuse de se faire entendre, semblait une voix amincie entre ses dents comme par un laminoir.
— C'est honnêtement parlé, dit Monsieur Gaillardon.
Il lui prit les deux mains et les serra avec vigueur. Elle se laissa faire, apparemment sans rancune, tant elle trouvait simple que la chance, un moment égarée de son côté, reprit le bon chemin pour aller ailleurs, vers les autres. Madame Repin céda la première.
— Si elle n'y tient pas, faut pourtant pas la forcer !
— Possible, elle est libre. Mais on ne peut toujours pas donner sa sœur à ce monsieur dont tu ne veux point, dis-voir, Marie ?
— Oh ! moi, répondit Marie, ça m'est égal. Faites comme vous voudrez, comme ça vous fera plaisir à tous.
— Sûrement, dit Madame Repin, si ce monsieur s'en retourne chez lui les mains vides, on va causer.
Monsieur Gaillardon approuva.
— Voyons, mon cher papa !
— Connu, dit Monsieur Repin, On ne prend pas les mouches avec du vinaigre, mais je ne veux pas encore donner dans le panneau ; et, pour commencer, faites-moi le plaisir de ne point m'appeler : « cher papa », du moins, avant d'avoir tout réglé convenablement et solidement, cette fois. Voyons, parlons franc et le cœur sur la main (il levait et étendait sa main à hauteur de menton, les doigts joints, la paume en creux, comme si son cœur allait sauter dedans), c'est bien ma fille cadette, Marie, la brune âgée de vingt-deux ans, que vous me demandez en mariage ?
— Tout juste.
— Je vous la donne, mais vous allez me signer un papier comme quoi, si vous changez encore une fois d'idée vous me donnerez une paire de bœufs, des bœufs fameux, oui-da, des bœufs de mille.
— Soit, c'est dit.
— Alors donc, adjugée la cadette.
De nouveau, leurs têtes chauves se rapprochèrent, leurs mains s'étreignirent et leurs visages se rassérénèrent comme des ciels.
Puis Marie embrassa sa grande sœur Henriette, et à son tour pleura.
— Ma pauvre sœur, quand j'y pense ! écoute, va, tu peux être sûre que je n'y pensais pas. Qu'est-ce que vous voulez, on pourra dire que si je me suis mariée avant toi, je ne l'ai pas fait exprès.
— C'est bon, c'est bon, dit Monsieur Repin, pas tant de giries. Henriette n'attendra pas longtemps, marche, je vais lui en trouver un en ne tardant guère, et un crâne encore !
Il frappait amicalement de petits coups sur l'épaule, puis sur la joue de son Henriette. Celle-ci, les yeux rouges encore et les cils humides, toutes les taches de sa peau de rousse en feu, s'efforçait de sourire en disant :
— Mais oui, mais oui, va, papa.
De retenir ses larmes et de garder pour elle, en dedans, la grosse peine qui gonflait, gonflait sa poitrine énorme, jusqu'à menacer de l'étouffer.
— Ah ! pour ça, dit Monsieur Gaillardon, mon cher papa, je suis votre homme. J'ai justement un ami qui en cherche une ; elle va joliment bien faire son affaire !
Renard
Laisse la rue à ceux que leur âme importune.
Calme, respire au long d'un grand soir de satin
Le lys de solitude à ton balcon hautain ;
Et joue avec les blonds cheveux de la Fortune.
Tas d'affamés serrés à la table commune,
Laisse aux autres leur part hâtive du festin,
Cependant que fleurit dans le parc incertain
La rose de cristal qui chante au clair de lune.
Au fond du Sanctuaire, entends l'art Sybillin
Prophétiser ton âme ― et vers l'Œuvre divin
Lève ton cœur ainsi qu'un ciboire d'or fin !
Pense, domine l'Âge et respire l'Espace.
N'espère pas : l'Espoir est un oiseau rapace.
Vis, si tu peux, dans l'Éternel l'heure qui passe.
Albert Samain
À Charles Morice
Parmi le vil bétail qui veule s'abandonne
Aux remous de la Vie impure et monotone,
Les Élus du Futur songent d'Éternité.
Leur cœur est triste et vaste et nu comme une grève
Qui subit les assauts multipliés sans trêve
D'un océan brutal sous un ciel irrité.
Sachant que toute lutte est mauvaise et stérile,
Ils dédaignent, hautains; la huaille scurrile
Qui geint à leur poursuite et les mord aux talons.
La nuit, sous le regard des lunes léthargiques,
Ils appareillent vers les îles nostalgiques,
Où leur ment le mirage des rêves félons.
Mais pour avoir gardé la foi dans les oracles
Des anciens jours, ils vont attestant les miracles,
Et voguent sur le dos ondé des flots amers,
Les yeux levés vers la cité splendide et sainte
Qu'ébaucha leur espoir, sous un dais hyacinthe
Au rivage inconnu des écumeurs de mers.
Jean Court
On vit d'abord un petit homme dont la fine et souple anatomie se moulait dans un exact maillot collant aux paillettes d'arc-en-ciel. Une blanche perruque à triple houppe, comme un grand papillon d'argent posé sur sa tête, le couronnait. Et, bien qu'à le regarder attentivement cela lui donnât l'air un peu vieillot, il s'élançait vers les cristaux du lustre en des bonds de félin, gracieux, et terribles, et ses pirouettes étaient si vertigineusement rapides qu'on ne voyait plus, dans la poussière aveuglante des paillettes, que le vol affolé du grand papillon d'argent.
Soudain, comme d'un ara qui aurait bu trop de vin chaud, un cri guttural déchira les tympans. Grotesque et gesticulant sous les bourrades des valets d'écurie, s'avançait une manière de monstre qui était enfoui jusqu'aux épaules dans un immense pantalon flottant. Seuls émergeaient les bras et la tête — une petite tête aux yeux impudents et retrousseurs, aux tatouages d'un rouge de viande crue, chauve comme un marbre.
La vue du clown arc-en-ciel sembla l'exaspérer. Hurlant ; « Ah ! caricature d'Idéal ! — il se précipita sur lui.
Mais un suprême élan de terreur et de dégoût fit s'évaporer dans les lumières du plafond l'immatériel ennemi, tandis que le hideux Paillasse étalait lourdement sur le sable sa ridicule obésité. À grand peine s'étant remis sur pieds, il cria :
— Je suis l'Homme moderne : un ventre et des accessoires, voilà ! Ce que les Grecs — hélas ! j'ai de la littérature — ce que les Grecs appelaient l'Epithumia, les vices, les grossiers appétits, les
passions bestiales, plus quelques coups de pied dans nos parties les plus sensibles, c'est notre vie, c'est toute la vie. N'ai-je pas trouvé pour mes dieux un panthéon assez confortable ? Quel symbole, ce pantalon ! Il flotte comme un étendard, il est ample et chaud comme les draps d'un lit. De sorte que j'ai pu y loger mon cœur par dessus le marché. Entre nous, les histoires de cœur, c'est comme les jeux des poulains au vert, ça finit toujours par des coups d'arrière-train. Alors ce viscère n'est-il pas bien à sa place dans mon panthéon ?
― Oh ! c'te tête ! ― interrompit un loustic métaphysicien.
― Ah ! oui, ma tête, — répliqua le pitre ― La Macette fourbe et rusée, la soubrette de ressources, qui tourne les obstacles, manigance les expédients et frise la cour d'assises, pour la plus complète satisfaction des maîtres vicieux, n'est-ce pas ?
Puis, pliant son corps comme une loque humide, il mit dédaigneusement sa tête entre ses jambes et s'en alla ainsi, dans un tonnerre d'applaudissements.
Et, comme je m'étonnais que de pareilles sottises soulevassent un tel enthousiasme, je m'aperçus que, si trois ou quatre spectateurs portaient le joli maillot arc-en-ciel, tous les autres étaient enfouis jusqu'aux épaules dans un immense pantalon flottant.
Louis Denise
Vois-tu ! la vie a de si hasardeux chemins
Qu'un vieil explorateur de sa géographie,
Malgré tout son savoir, jamais ne s'y confie
Sans craindre les périls d'imprévus lendemains.
Et n'es-tu pas l'enfant rieuse et délicate,
Faite pour voyager en des pays jolis,
Où le sol sablonneux et blond comme ta natte
Serait plus doux que le duvet des bengalis ?
Regarde... J'ai le corps tout sillonné de plaies,
Ainsi qu'un champ qui saignerait aux coups des socs,
-Et pour les rafraîchir, à la base des rocs
La mer m'offrit les flots amers des sombres baies !..
Mais toi, ne t'en va pas t'exposer au danger
De te meurtrir les flancs de pareilles blessures !
Viens... Je te porterai comme un fardeau léger
À travers tout, liée à moi par tes mains pures.
J'irai du pas prudent des pieds martyrisés...
Et comme j'aurai seul le souci du voyage,
Tu lèveras les yeux vers quelque beau nuage,
Quand je n'y mettrai pas un voile de baisers.
Julien Leclercq
29-30 Septembre 1889.
Pour Louis Denis
Au premier soir de leur voyage aventureux,
Les galions chargés de nos espoirs en faste
Furent, sans lutte, le jouet d'un vent néfaste,
Et l'Océan d'oubli s'est refermé sur eux.
Ils dorment ignorés sous leur linceul de vagues,
Et dans leurs flancs, qu'illuminèrent des trésors,
C'est désormais la nuit, où blémissent les ors
Monstrueux de grands yeux dardant les terreurs vagues.
L'heure vient, fatidique, où ne restera plus
(L'eau s'acharnant sans haine à son œuvre infamante)
Que des débris sans noms jetés par la tourmente
Au rythme indifférent des flux et des reflux.
Mais avant, quelque jour d'ouragan, dans les sables
Nus au milieu des flots béants, apparaîtront,
Achevant de mourir de leur obscur affront,
Les Gloires qu'on rêva naguère impérissables.
Édouard Dubus
VINCENT VAN GOGH
Et voilà que, tout à coup, dès là rentrée dans l'ignoble tohubohu boueux de la rue sale et de la laide vie réelle, éparpillées, chantèrent, malgré moi, ces bribes de vers en ma mémoire :
L'enivrante monotonie
Du métal, du marbre, et de l'eau....
Et tout, même la couleur noire,
Semblait fourbi, clair, irisé ;
Le liquide enchâssait sa gloire
Dans le rayon cristallisé....
Et des cataractes pesantes
Comme des rideaux de cristal
Se suspendaient, éblouissantes,
À des murailles de métal....
Sous des ciels, tantôt taillés dans l'éblouissement des saphirs ou des turquoises, tantôt pétris de je ne sais quels soufres infernaux, chauds, délétères et aveuglants ; sous des ciels pareils à des coulées de métaux et de cristaux en fusion, où, parfois, s'étalent, irradiés, de torrides disques solaires ; sous l'incessant et formidable ruissellement de toutes les lumières possibles ; dans des atmosphères lourdes, flambantes, cuisantes, qui semblent s'exhaler de fantastiques fournaises où se volatiliseraient des ors et des diamants et des gemmes singulières — c'est l'étalement inquiétant, troubleur, d'une étrange nature, à la fois vraiment vraie et quasiment supranaturelle, d'une nature excessive où tout, êtres et choses, ombres et lumières, formes et couleurs, se cabre, se dresse en une volonté rageuse de hurler son essentielle et propre chanson, sur le timbre le plus intense, le plus farouchement suraigu ; ce sont des arbres, tordus ainsi que des géants en bataille,
proclamant du geste de leurs noueux bras qui menacent et du tragique envolement de leurs vertes crinières, leur puissance indomptable, l'orgueil de leur musculature, leur sève chaude comme du sang, leur éternel défi à l'ouragan, à la foudre, à la nature méchante ; ce sont des cyprès dressant leurs cauchemardantes silhouettes de flammes, qui seraient noires ; des
montagnes arquant des dos de mammouths ou de rhinocéros ; des vergers blancs et roses et blonds, comme d'idéaux rêves de vierges ; des maisons accroupies, se contorsionnant passionnément ainsi que des êtres qui jouissent, qui souffrent, qui pensent ; des pierres, des terrains, des broussailles, des gazons, des jardins, des rivières qu'on dirait sculptés en d'inconnus minéraux, polis, miroitants, irisés, féeriques ; ce sont de flamboyants paysages qui paraissent l'ébullition de multicolores émaux dans quelque diabolique creuset d'alchimiste, des frondaisons qu'on dirait de bronze antique, de cuivre neuf, de verre filé ; des parterres de fleurs qui sont moins des fleurs que de richissimes joailleries faites de rubis, d'agates, d'onyx, d'émeraudes, de corindons, de chrysobérils, d'améthistes et de calcédoines ; c'est l'universelle et folle et aveuglante coruscation des choses ; c'est la matière, c'est la nature tout entière tordue frénétiquement, paroxysée, montée aux combles de l'exacerbation ; c'est la forme devenant le cauchemar, la couleur devenant flammes, laves et pierreries, la lumière se faisant incendie, la vie, fièvre chaude.
Telle, et non point exagérée, bien qu'on puisse penser, l'impression que laisse en la rétine le premier regarder des œuvres étranges, intensives et fiévreuses de Vincent Van Gogh, ce compatriote et non indigne descendant des Vieux maîtres de Hollande.
Oh ! combien loin nous sommes — n'est-ce pas ? — du beau grand art ancien, très sain et très pondéré, des Pays-Bas ! Combien loin des Gérard Dow, dés Albert Cuyp, des Terburg, des Metzu, des Peter de Hooghe, des Van der Meer, des Van der Heyden et de leurs toiles charmeuses, un peu bourgeoises, tant patiemment soignées ; tant flegmatiquement léchées, tant scrupuleusement minutieuses ! Combien loin des beaux paysages, si sobres, si pondérés, si enveloppés toujours de douces, et grises, et indécises vapeurs, des Van der Heyden, des Berghem, des Van Ostade, des Potter, des Van Goyen, des Ruysdaël, des Hobbema ! Combien loin de l'un peu froide élégance, des Wouwersmans, de l'éternelle chandelle de Schalken, de la timide myopie, des fins pinceaux et de la loupe du bon Pierre Slingelandt ! Combien loin des délicates couleurs toujours un peu nuageuses et brumeuses des Pays du Nord et des inlassables pignochements de ces bien portants artistes, de là-bas et d'autrefois, qui peignaient « dans leur poêle » l'esprit très calme, les pieds chauds et la panse pleine de bière,
et combien loin de cet art très honnête, très consciencieux, très scrupuleux, très protestant, très républicain, très génialement banal de ces incomparables vieux maîtres qui
avaient le seul tort - si ce fut un tort pour eux - d'être tous pères de famille et bourgmestres !...
Et pourtant, qu'on ne s'y trompe pas, Vincent Van Gogh n'est point tant en dehors de sa race. Il a subi les inéluctables lois ataviques. Il est bien et dûment Hollandais, de la sublime lignée de Franz Halz.
Et d'abord, en effet, comme tous ses illustres compatriotes, c'est un réaliste, un réaliste dans toute la force du terme. Ars est homo, additus naturæ a dit le chancelier Bacon, et M. Émile Zola a défini le naturalisme « la nature vue à travers un tempérament ». Or, c'est cet homo additus c'est cet « à travers un tempérament », c'est ce moulage de l'objectif, toujours un, dans des subjectifs, toujours divers, qui compliquent 1a question, et suppriment la possibilité de tout irréfragable critérium des degrés de sincérité de l'artiste. Le critique en est donc fatalement réduit, pour cette détermination, à des inductions plus ou moins hypothétiques, mais toujours contestables. Néanmoins, j'estime que, dans le cas de Vincent Van Gogh, malgré la parfois déroutante étrangeté de ses œuvres, il est difficile, pour qui veut être impartial et pour qui sait regarder, de nier ou de contester la véracité naïve de son art, l'ingénuité de sa vision. Indépendamment, en effet, de cet indéfinissable parfum de bonne foi et de vraiment-vu qu'exhalent tous ses tableaux, le choix des sujets, le rapport constant des plus excessives notes, la conscience d'étude des caractères, la continuelle recherche du signe essentiel de chaque chose, mille significatifs détails nous affirment irrécusablement sa profonde et presqu'enfantine sincérité, son grand amour de la nature et du vrai - son vrai, à lui.
Il nous est donc permis, ceci admis, de légitimement induire des œuvres même de Vincent Van Gogh, à son tempérament d'homme, ou plutôt d'artiste — induction qu'il me serait possible, si je le voulais, de corroborer par des faits biographiques. Ce qui particularise son œuvre entière, c'est l'excès, l'excès en la force, l'excès en la nervosité, la violence en l'expression. Dans sa catégorique affirmation du caractère des choses, dans sa souvent téméraire simplification des formes, dans son insolence à fixer le soleil face à face, dans la fougue véhémente de son dessin et de sa couleur, jusque dans les moindres particularités de sa technique, se révèle un puissant, un mâle, un oseur, très souvent brutal et parfois ingénûment délicat. Et, de plus, cela se devine, aux outrances quasiment orgiaques de tout ce qu'il a peint, c'est un exalté, ennemi des sobriétés bourgeoises et des minuties, une sorte de géant ivre, plus apte à des remuements de montagnes qu'à manier des bibelots d'étagères, un cerveau en ébullition, déversant sa lave dans tous les ravins de l'art, irrésistiblement, un terrible et affolé génie, sublime souvent, grotesque
quelquefois, toujours relevant presque de la pathologie. Enfin, et surtout, c'est un hyperesthésique, nettement symptômatisé, percevant avec des intensités anormales, peut-être même, douloureuses, les imperceptibles et secrets caractères des lignes et des formes, mais plus encore les couleurs, les lumières ; les nuances invisibles aux prunelles saines, les magiques irisations des ombres. Et voila pourquoi son réalisme, à lui, le névrôsé, et voilà pourquoi sa sincérité et sa vérité sont si différents du réalisme, de la sincérité et de la vérité de ces grands petits bourgeois de Hollande, si sains de corps, eux, si bien équilibrés d'âme, qui furent ses ancêtres et ses maîtres.
Au reste ; ce respect et cet amour de la réalité des choses ne suffisent point, seuls, à expliquer et à caractériser l'art profond, complexe, très-à-part, de Vincent Van Gogh. Sans doute, comme tous les peintres de sa race, il est très conscient de la matière, de son importance et de sa beauté, mais aussi, le plus souvent, cette enchanteresse matière, il ne la considère que comme une sorte de merveilleux langage destiné à traduire l'Idée. C'est, presque toujours, un symboliste. Non point, je le sais, un symboliste à la manière des primitifs italiens, ces mystiques qui éprouvaient à peine le besoin de désimmatérialiser leurs rêves, mais un symboliste sentant la continuelle nécessité de revêtir ses idées de formes précises, pondérables, tangibles, d'enveloppes intensément charnelles et matérielles. Dans presque toutes ses toiles, sous cette enveloppe morphique, sous cette chair très chair, sous cette matière très matière, gît, pour l'esprit qui sait l'y voir, une pensée, une Idée, et cette Idée, essentiel substratum de l'œuvre, en est, en même temps, la cause efficiente et finale. Quant aux brillantes et éclatantes symphonies de couleurs et de lignes, quelle que soit leur importance pour le peintre, elles ne sont dans son travail que de simples moyens expressifs, que de simples procédés de symbolisation. Si l'on refusait, en effet, d'admettre sous cet art naturaliste l'existence de ces tendances idéalistes, une grande part de l'œuvre que nous étudions demeurerait fort incompréhensible. Comment expliquerait-on, par exemple, le Semeur, cet auguste et troublant semeur, ce rustre au front brutement génial, ressemblant parfois et lointainement à l'artiste lui-même, dont la silhouette, le geste et le travail ont toujours obsédé Vincent Van Gogh, et qu'il peignit et repeignit si souvent, tantôt sons des ciels rubescents, de couchant, tantôt dans la poudre d'or des midis embrasés, si l'on ne veut songer à cette idée fixe qui hante sa cervelle de l'actuelle nécessité de la venue d'un homme, d'un messie, semeur de vérité, qui régénèrerait la décrépitude de
notre art et peut-être de notre imbécile et industrialiste société ? Et aussi cette obsédante passion pour le disque solaire, qu'il aime à faire rutiler dans l'embrasement de ses ciels et, en même temps, pour cet autre soleil, pour cet astre végétal, le somptueux tournesol, qu'il répète, sans se lasser, en monomane, comment l'expliquer si l'on refuse d'admettre sa persistante préoccupation de quelque vague et glorieuse allégorie héliomythique ?
Vincent Van Gogh, en effet, n'est pas seulement un grand peintre, enthousiaste de son art, de sa palette et de la nature, c'est encore un rêveur, un croyant exalté, un dévoreur de belles utopies, vivant d'idées et de songes.
Longtemps, il s'est complu à imaginer une rénovation d'art, possible par un déplacement de civilisation : un art des régions tropicales ; les peuples réclamant impérieusement des œuvres correspondant aux nouveaux milieux habités ; les peintres se trouvant face à face avec une nature jusqu'alors inconnue, formidablement lumineuse, s'avouant enfin l'impuissance des vieux trucs d'école, et se mettant à chercher, naïvement, la candide traduction de toutes ces neuves sensations !.. N'eût-il pas été, en effet, lui, l'intense et fantastique coloriste broyeur d'ors et de pierreries, le très digne peintre, plutôt que les Guillaumet, que les fadasses Fromentin et que les boueux Gérôme, de ces pays des resplendissances, des fulgurants soleils et des couleurs qui aveuglent ?...
Puis, comme conséquence de cette conviction du besoin de tout recommencer en art, il eut et longtemps il caressa l'idée d'inventer une peinture très simple, populaire, quasiment enfantine, capable d'émouvoir les humbles qui ne raffinent point et d'être comprise par les plus naïfs des pauvres d'esprits. La Berceuse, cette gigantesque et géniale image d'Épinal, qu'il a répétée, avec de curieuses variantes, plusieurs fois, le portrait du flegmatique et indescriptiblement jubilant Employé des postes, le Pont-levis, si crûment lumineux et si exquisément banal, l'ingénue Fillette à la rose, le Zouave, la Provençale, indiquent, avec la plus grande netteté, cette tendance vers la simplification de l'art, qu'on retrouve d'ailleurs, plus ou moins, dans tout son œuvre et qui ne me paraît point si absurde ni si mésestimable en ces temps de complication à outrance, de myopie et de maladroite analyse.
Toutes ces théories, toutes ces espérances de Vincent Van Gogh sont-elles pratiques ? Ne sont-elles point de vaines et belles chimères ? Qui le sait ? En tous cas, je n'ai point à l'examiner ici. Il me suffira, pour terminer d'à peu près
caractériser ce curieux esprit si en dehors de tous banaux sentiers, de dire quelques mots sur sa technique.
Le côté externe et matériel de sa peinture est en absolue corrélation avec son tempérament d'artiste. Dans toutes ses œuvres, l'exécution est vigoureuse, exaltée, brutale, intensive. Son dessin, rageur, puissant, souvent maladroit et quelque peu lourd, exagère le caractère, simplifie, saute en maître, en vainqueur, par dessus le détail, atteint la magistrale synthèse, le grand style quelquefois, mais non point toujours.
Sa couleur, nous la connaissons déjà. Elle est invraisemblablement éblouissante. Il est, que je sache, le seul peintre qui perçoive le chromatisme des choses avec cette intensité, avec cette qualité métallique, gemmique. Ses recherches de colorations d'ombres, d'influences de tons sur tons, de pleins ensoleillements sont des plus curieuses. Il ne sait pas toujours éviter, pourtant, certaines crudités désagréables, certaines inharmonies, certaines dissonances... Quant à sa facture proprement dite, à ses immédiats procédés d'enluminer la toile, ils sont, ainsi que tout le reste de ce qui est lui, fougueux, très puissants et très nerveux. Sa brosse opère par énormes empâtements de tons très purs, par trainées incurvées, rompues de touches rectilignes..., par entassements, parfois maladroits, d'une très rutilante maçonnerie, et tout cela donne à certaines de ses toiles l'apparence solide d'éblouissantes murailles faites de cristaux et de soleil.
Ce robuste et vrai artiste, très de race, aux mains brutales de géant, aux nervosités de femme hystérique, à l'âme d'illuminé, si original et si à-part au milieu de notre piteux art d'aujourd'hui, connaitra-t-il un jour — tout est possible — les joies de la réhabilitation, les cajoleries repenties de la vogue ? Peut-être. Mais quoi qu'il arrive, quand bien même la mode viendrait de payer ses toiles - ce qui est peu probable — au prix des petites infamies de M. Meissonnier, je ne pense pas que beaucoup de sincérité puisse jamais entrer en cette tardive admiration du gros public. Vincent Van Gogh est, à la fois, trop simple et trop subtil pour l'esprit-bourgeois contemporain. Il ne sera jamais pleinement compris que de ses frères, les artistes très artistes... et des heureux du petit peuple, du tout petit peuple, qui auront, par hasard, échappé aux bienfaisants enseignements de la Laïque !...
G. Albert Aurier
Joies, poèmes (1888-89), par Francis-Vielé Griffin (chez
Tresse et Stock). — O poètes, réjouissez-vous, car « le vers est libre »: c'est M. F.V. Griffin qui le proclame, avec la légitime allégresse d'un trouveur. Oui, ce vers dont beaucoup d'entre nous cherchaient la formule, ce vers que M. Gustave Kahn et tant d'autres, malgré de louables efforts si bêtement raillés, n'avaient pu réussir à sérier en poèmes suivant un lien orchestral exempt de cacophonies, M. F.V. Griffin l'emploie désormais avec la plus admirable sûreté. Ces rondes aux refrains mobiles, ces dialogues répercutés d'une âme de blonde à l'âme du poète, au milieu de magiques paysages à demi voilés par les bleuissantes gazes embuées des féeries de nature, sonnent, sanglotent ou susurrent en de prestigieuses concordances de rythmes: « ce qui ne veut nullement dire(comme le déclare l'auteur avec un hautain bon sens) que le vieil alexandrin à césure unique ou multiple, avec ou sans rejet ou enjambement, soit aboli ou instauré ; mais, plus largement, que nulle forme fixe n'est plus considérée comme le moule nécessaire à l'expression de toute pensée poétique... » Maintenant, que s'esclaffe la Cohne ! Moi je dis qu'avec les Épisodes, de M. Henri de Régnier — et ce n'est point sans motifs critiques que je rapproche ici ces deux œuvres, — Joies restera l'une des plus merveilleuses manifestations poétiques de ce temps, et de tous les temps.
Le Livre du Jugement (la Création, la Chute), par Alber Jhouney (édition de l’Étoile, chez Sauvaître). — Ce sont les deux premiers hymnes d'un poème qui en contiendra quatre : « l'histoire dramatique de l'Âme humaine et de sa destinée, racontée à la lumière des traditions occultes et de la Kabale. » Certes, M. Alber Jhouney connaît son métier ; certes, j'admets pour l'Idée-pure — je l'ai dit déjà — le droit de
s'affirmer en poésie : mais encore est-ce à la condition que l'esprit didactique n'en exclue pas toute envolée ; or, cette œuvre donne, trop souvent, l'impression de bonnes proses rimées. Néanmoins, je devine en M. Alber Jhouney l'un des poètes le plus capables, dans la jeune littérature, de devenir réellement complets : il a la pensée, on sent qu'il aura l'image quand il le voudra, l'image ou plutôt la couleur. Mais cette sobriété, hautaine et sévère, ne me déplaît que par sa continuité. Aussi, malgré mes restrictions, je vous salue, frère, vous êtes des nôtres ; et — ce que certains des
nôtres ignorent — vous savez que Lucrèce fut LE Poète.
L. P. de B. G.
Bas les Cœurs ! par Georges Darien (Savine, éditeur). Ce sont, dites par lui-même, avec le je, les impressions d'un gamin de Versailles, pendant la guerre franco-allemande, d'un gamin, mais d'un gamin certes fort précoce, qui est un bien fin observateur et un très terrible railleur. Il y a, dans ce livre, toute l'ironique histoire des évolutions psychologiques de la société bourgeoise, en province, avant et
pendant l'invasion. Si l'on ne devinait, sous la raillerie, la présence latente de quelque thèse sociologique en gestation qui surgira un jour, l'œuvre de M. Georges Darien ferait penser aux ironies de Flaubert, du Flaubert qui créa Bouvard, Pécuchet et M. Homais. L'écriture de Bas les cœurs ! est souple, nerveuse, pittoresque ; inégale parfois et un peu trop hâtive, mais, en tout cas, fort personnelle. Bref, un livre pas banal, souvent profond, alerte toujours, et qui promet.
Albanus-Albano, par Bardha de Temal (Savine, éditeur).Ce sont des scènes de la vie albanaise, paraît-il.
G. A. A.
Chez Bergeretto. — Sodome, par Henri d'Argis, préface de Paul Verlaine.
Chez Félix Brossier. — Zé'boïm, par Maurice de Souillac, et toute la série des Voluptueuses, de Jean Larocque : Isey-Viviane — Odile — Fausta - Daphné — sous de fantaisistes couvertures à illustrations polychrômes.
Le Théâtre-libre a inauguré sa saison théâtrale par un acte en vers de M. Georges Bois, et cinq actes en prose de M. Georges Ancey. De l'acte de M. Bois, peu de chose à dire. Le sujet, assez banal, n'est relevé ni par les vers, qui sont quelconques, ni par le jeu, qui est mauvais. Ce parallèle entre Charles d'Orléans, l'inventeur du rondel, et François Villon, le père de la ballade, ne s'imposait guère, que je sache, après le Gringoire de Banville. On a accueilli, du reste, Au temps de la ballade, la pièce en question, assez fraîchement. — Ah ! par exemple, c'est des deux mains que nous applaudissons au succès de l’École des Veufs, de M. Ancey, une pièce à la Becque, mordante, ironique, carrément frondeuse, et qui vous retourne, comme on retourne un gant, l'hypocrisie sociale, et vous en montre les dessous et les dedans, implacablement. Une pièce pleine de mots vrais, de ces mots qu'on dit tous les jours et qu'on finit par ne plus entendre, à cause de cela, tant ils sont dans les habitudes, les convenances et les usages. La critique officielle a hurlé, comme il sied. Vitu a même osé écrire qu'un père et un fils comme les Mirelet n'existaient pas, alors qu'on pourrait mettre tant de noms sur ces types communs. Bref, et en dépit des Vitus de tout calibre, l’École des Veufs est un tel succès pour M. Ancey, que l’Écho de Paris a eu l'intelligence de lui demander une chronique hebdomadaire.
Signalée aux curieux d'art jeune, vivant, chercheur, l'exposition organisée par M. Fernand l'Anglois, au n°4 de la rue Gay-Lussac. Au catalogue, les noms de MM. Émile
Bourdelle, Gaston Prunier, Maurice Baud, Louis Hayet, Georges Binet, de Chabaud la Tour, Roubichon, Victor Koos, Aristide Maillol, Raymond Daly, Séguéla. Fernand l'Anglois : toiles à l'huile, pastels, sculptures, gravures, dessins. Se détachent en de spéciales attractions l'extraordinaire buste d'enfant, le groupe symbolique et le bas-relief de Bourdelle, le portrait et les paysages de Prunier, les recherches impressionnistes de Hayet, le Beethoven profondément fouillé de Maurice Baud, le Verlaine de l'Anglois, tiré d'une anthologie de poètes contemporains en préparation. Destinée à créer un centre agréable où pourront se rencontrer des artistes, des musiciens, des littérateurs, cette exposition, qui se renouvellera continuellement, groupe de nombreuses sympathies. En ce local intéressant sont organisées, chaque samedi, des réunions où l'on dira de bons vers et où l'on fera de belles musiques. Les intrus n'y pénétreront pas, mais la porte en sera hospitalièrement ouverte à tous ceux d'intelligente compagnie.
L.D.
Vers la fin de janvier, la librairie Ollendorff publiera La Confession d'un fou, de Léo Trézenik. Ce livre est d'un intérêt spécial, en ce sens qu'il traite d'une façon compétente un sujet scientifique dont on n'a pas encore écrit sous forme de roman. La « littérature pathologique » est d'ailleurs une contrée vierge — les vestiges qu'on en trouve de ci de là dans l'œuvre de nos fabricants de bouquins ne relevant que de l'imagination pure. Et cela s'explique aisément, ce genre requérant un fonds de connaissances techniques que ne possèdent ordinairement point les romanciers. Or, étudier un cas pathologique pour en faire un roman ne donne jamais — les exemples abondent — que d'incomplets résultats, et en tout cas ne saurait permettre ces hardies hypothèses scientifiques que n'oserait pas le médecin, que peut oser l'homme de lettres, et qui doivent, semble-t-il, être le piment d'une telle littérature. Léo Trézenik, qui a presque toutes ses inscriptions de médecine, nous paraît des mieux placés pour réussir dans cette voie nouvelle. Car La Confession d'un fou est le premier ouvrage d'une série que l'auteur se propose d'écrire concurremment avec cette autre série, Ma Province, tableaux de mœurs normandes dont le dernier brossé est l’Abbé Coqueluche.
Le prochain roman de Rachilde portera ce titre : La sanglante ironie.
Notre collaborateur et ami Louis Dumur se décide enfin à publier, en même temps qu'un livre de poésies : Lassitudes, un roman achevé depuis longtemps déjà : Albert. Nous reparlerons de cet ouvrage lors de son apparition, en janvier.
Mercvre.