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ces pauvres êtres. C'est la critique historique. après coup ― comme toujours ―, qui assigne une place à ce roman parmi les œuvres « symptomatiques. »
Il y a plus. Les seuls livres ont un tel rang qui ne l'ont pas ambitionné, parce que le désir net, raisonné, de faire la synthèse d'une époque dans la vie ou le fragment de la vie d'un personnage, est simplement irréalisable en tout temps ― et, au nôtre, de si claire sorte que cette évidence est de celles qui rendraient la vue à des aveugles !
Pour nous donner en un Werther de n'importe quelle date le héros du temps, il faudrait procéder par des voies éclectiques où l'art et la passion trouveraient peu leur compte. Quelle est, en 18xx, la dose moyenne de la sensibilité, de l'intellectualité, de la sociabilité, etc... ? Sur un certain nombre d'individus d'âge, d'éducation, de facultés, de vertus et de vices sensiblement égaux, combien, ô statistique, en comptons-nous, chez lesquels les mêmes causes produisent les mêmes résultats ? Quelle est, en 18xx, la plus normale pratique, par exemple, de l'amour ? — ... et ces mots : « normal, moyen, » caractériseront nécessairement le factice personnage fondé sur ces données d'expérience générale, — quand l'art ne vécut jamais que d'excès ! Que si l'écrivain, artiste et sentent le besoin de spécialiser sa création pour lui donner des couleurs, prend la peine de jeter cette entité — constituée pièce à pièce de documents humains — dans quelques complication d'événements, dans quelque crise sincère, autobiographique peut-être, tout l'art du monde n'empêchera personne de distinguer le point ou Albert cesse de « personnifier son époque » pour n'être plus que l'incarnation d'un homme véritable : et ce seront, dans le roman malencontreusement conçu. deux œuvres parallèles, plus éloignées l'une de l'autre que le mensonge plein de vérités d'un beau tableau et l'exactitude pleine d'erreurs d'une bonne photographie.
Je me doute bien qu'il y a mille autres moyens de traiter ce genre d'écrire ; quel que soit le tour choisi, toujours nous y démêlerons l'artifice qui n'est pas l'art, la perpétuelle poursuite d'un type factice où tous les types se rencontreraient comme en un carrefour, la défiance des enthousiasmes qui pourraient exciter à créer quand on ne veut qu'imiter, l'indigent emprunt fait, dans cette défiance, aux suggestions de la vraie vie.
À certaines époques, toutefois, de large impulsion générale, supposons qu'il soit possible d'enclore les siècles simultanés de quelques millions de destinées dans la