Bravo ! Encore un coup d'épée dans le ventre de cette vieille sacro-sainte idole : l'Armée !… ─ Mais, l'Armée, Monsieur, c'est la Patrie ! Et puis, vous ne le nierez pas, l'Armée est nécessaire ! ─ Le choléra aussi est nécessaire. Est-il pour cela défendu de le blaguer ou vilipender ? Ne
vaudrait-il point mieux froidement discuter telles assertions, étudier les documents présentés ? Quant à moi, ô candides bourgeois, que vous anathématisassiez ou que vous n'anathématisassiez point les sacrilèges mangeurs de guerriers, et M. Georges Darien en particulier ! je constate seulement ceci : que l'Armée me semble un peu trop redouter critique et discussion, pour avoir la conscience aussi nette qu'elle le clame. Quoi qu'il en soit, si les épouvantables faits racontés par M. Darien, dans Biribi, sont exacts — et j'ai cru reconnaître dans son livre l'indubitable accent de la vérité, — il est dès maintenant démontré qu'il existe, en plein xixe siècle, des tortionnaires plus cruels, plus raffinés, plus atrocement lâches que les moines de l'Inquisition, et que ces répugnants torquemadas, à la fois juges, gardes-chiourmes et bourreaux, sont des officiers, de ces courageux et nobles officiers français dont les culottes vermillon sont si chères à M. Prudhomme ! Oui, M. Prudhomme, lisez ce roman, et si, à cette tragique évocation des martyres compliqués et barbares, des féroces assassinements à coups d'épingles qu'on fait subir, là-bas, dans cette fournaise du Sud Algérien, aux pauvres Camisards, vous ne sentez pas vos moelles bouleversées d'un frisson, et si vous ne crachez point quelque injure indignée vers l'Armée et vers ceux qui vivent de l'Armé, c'est que vous êtes, ainsi que je l'ai toujours pensé, incurable. Biribi est un livre superbe, angoissant, terrifiant. L'écriture, certes, en est bizarre et, pour tout dire, souvent mauvaise. On y trouve à profusion des locutions - je cherche un mot cruel pour M. Darien — des locutions superlativement militaires : « Je me suis piqué le nez quelquefois » ; « pas plus adroit de mes mains qu'un cochon de sa queue » ; « la fleur des pois des Chaouchs » ; « j'essaye de piquer un roupillon ». D'autres fois, au milieu de phrases très oratoires, on voit surgir des termes d'argot qui donnent l'idée d'un Bossuet retouché par M. Méténier, et souvent enfin on se heurte à de truculentes métaphores romantiques qui ont du faire tressaillir les squelettes de Théo ou de Petrus Borel : « Jeter à pleines poignées, sur les éraflures que fait la pointe froide de la menace, le sel cuisant de l'ironie... » « Elle a osé fourrer la Révolution dans la sabretache des généraux à plumets et jusque dans le chapeau de Bonaparte, comme elle a fait bouillir le grand mouvement des Communes dans le chaudron où les marmitons de Philippe-Auguste ont écumé une soupe au vin. La Société, vieille gueuse imbécile qui creuse elle-même,
avec des boniments macabres, la fosse dans laquelle elle tombera, moribonde sandwich qui se balade, inconsciente, portant sur les écriteaux qui pendent à son cou et font sonner ses tibias, un grand point d'interrogation, tout rouge ». Mais ces tares de style, je n'ai point le courage de les blâmer. Je les aime presque. Eût-il été logique de vêtir d'élégants brocarts le paria affamé de pain et de vengeance, l'énergumène, fou de misère et de douleur et de rage qui, le corps et le cœur saignant sous ses loques, va hurlant ses malédictions et vomissant sa haine vers ses bourreaux ? Donc, ne faisons point l'inepte pédagogue, et constatons que Biribi est une barbare et vibrante épopée qui nous révèle des cercles de supplices plus nombreux et aussi effroyables que ceux qu'inventa le Dante.
G. Albert Aurier