Page:Mercure de France tome 001 1890 page 272.jpg
— Laisse-moi démêler ta barbe qui s'en va bout-ci bout-là.
— Si tu approches, criait le vieux vermillonné, si tu me touches, tu m'entends, garce, c'est à moi que tu auras à faire !
Mais elle avançait quand même, et bientôt la longue barbe coulait entre ses doigts, blanche comme un jet de fleur de fariné.
— Veux-tu me laisser tranquille, charogne ! disait le vieux, mais sans la repousser, les yeux au plafond pour ne pas la voir.
Cela ne se passait pas toujours ainsi. Quand, somnolente, la vieille oubliait de lui ratisser le menton, le vieux la réveillait avec un cri de rage, et, se tirant la barbe jusqu'à la faire vibrer:
— Écoute-moi bien, ânesse, si dans une minute!...
Elle avait juste le temps de sauter sur son peigne. La toilette terminée, elle se retirait au coin de la cheminée, qu'elle habitait principalement, et faisait un violent bruit de mâchoires. Mais on ne pouvait savoir si elle maugréait à la sourdine, ou si elle mangeait simplement ses pommes de terre trop chaudes.
Ils vécurent comme le vieux l'avait ordonné. Ils se partageaient la soupe également, de bonne foi, sans chicane. Les cuillers allaient, lentes, du bord au milieu de l'écuelle, et là s'arrêtaient, sans se toucher, de sorte qu'il restait toujours entre elles un petit mur de pain trempé pour le chat. Puis l'homme buvait son vin, et sa face s'empourprait sous ses poils blancs, semblable à un soleil rayonnant sous un horizon de neige. La femme épluchait ses pommes de terre, accroupie dans la cheminée, près de la marmite fumante. Volontiers elle eût pris un bol de vin. Elle se risquait:
— Ne veux-tu point m'en donner une goutte, mon vieux ?
— Est-ce que je te demande des pommes de terre, bourrique, répondait le vieux cramoisi comme l'envers d'une douve ancienne. Chacun son lot ; garde le tien, je garde le mien.
Cependant, il restait souvent sur sa faim, opiniâtré même contre son ventre. Dépitée, la vieille, par vengeance, mangeait au-delà de sa capacité. Elle faisait sauter la pomme de terre d'une main dans l'autre, en soufflant dessus, pour qu'elle se refroidît, y donnait un coup de