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n'y aurait-il pas aussi le pays frère, sans lequel
on ne vit pas heureux, on ne peut obtenir une fin paisible?
Combien de touristes mélancoliques ont dit
avec des regrets plein les yeux : « J'ai vu en passant le lieu que je voudrais habiter, et je ne me rappelle déjà plus dans quel coin de la terre il se trouve ! Je ne sais plus le nom du village... je ne
vois plus la nuance du ciel.... »
Combien d'explorateurs fameux se sont sentis soudainement attirés, par delà les mers et les déserts, vers un site mystérieux, une patrie faite pour eux seuls, dont ils possèdent en eux une image si effacée qu'elle leur paraît être le souvenir d'une ancienne estampe admirée trop longuement durant leur enfance !
Et il y a les lieux maudits où l'on va parce qu'il
faut qu'on y aille, où l'on rencontre la blessure
qui vous est destinée depuis des siècles. Il y a la
forêt qui vous hante, de loin, et où l'on se pend
à l'arbre que l'on croit avoir déjà vu ailleurs, un
arbre qui vous tendait ses branches derrière toutes
les fenêtres crépusculaires. Il y a le lac perdu au
fond du petit val sauvage, la mare verdâtre hérissée de broussailles noires, où l'on se jette avec
la presque joie d'avoir enfin trouvé sa tombe à
soi et non pas la tombe pareille à celle du voisin.
De toute éternité la place de nos pieds est probablement désignée, mais nous ne venons pas au
jour selon notre gré: nos parents s'agitent, s'éloignent, vont, viennent, inutilement, cherchent eux-mêmes leur définitive résidence, si bien qu'ils
faut des hasards multiples pour nous renseigner,
nous fournir l'intuition solennelle et nous enlever, comme sur des ailes, jusqu'au pays qui
garde, en un champ de blé ou en une rue déserte,
les racines mystiques de notre personne.
Souvent, aussi, extasiés devant ce pays, nous le
voyons tout à coup reculer, se fondre, s'évanouir.
Il nous fuit, nous abandonne, et pour une raison
qui ne nous sera jamais donnée, car, sans doute,