"Caquets de ménage" - à Gustave Geffroy

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Jules Renard, « Caquets de ménage», Mercure de France, t. III, n° 21, septembre 1891, p. 138-146




CAQUETS DE MÉNAGE

A Gustave Geffroy.

I

CHLOÉ
 Tu ne sors pas assez. Si tu veux, ce soir, après dîner, nous ferons un tour.
DAPHNIS
 Par les allées où tombent les marrons, nous irons entendre les grenouilles de haie et les aigres sauterelles. Promets-moi que tu poseras un ver luisant dans tes cheveux, promets-le moi.
CHLOÉ
 Nous regarderons aussi quelques étoiles. C'est à cette époque qu'il en file le plus.
DAPHNIS
 Elles fondent de chaleur et se décrochent. Tu aimes donc les étoiles?
CHLOÉ
 J'aime tout ce que tu aimes.
DAPHNIS
 C'est commode. On n'a pas besoin de faire deux cuisines.

II

CHLOÉ
 Je sais qu'un garçon doit «faire la noce », et je ne suis pas jalouse de tes anciennes maîtresses.
DAPHNIS
 Tu me permettras de t'en parler quelquefois. Pourquoi n'en es-tu pas jalouse? Ton dédain me froisse. Je les ai aimées ces femmes. Elles ont compté dans ma vie. Plusieurs étaient fort bien.
CHLOÉ
 Je veux dire qu'un jeune homme doit jeter sa gourme.
DAPHNIS
 Pourquoi? Pourquoi? s'il n'a pas d'humeur et s'éponge régulièrement la tête.
CHLOÉ

Mais lequel des deux instruirait l'autre?

DAPHNIS

Souviens-toi d'Eve : ils achèteraient un Serpent.

CHLOÉ

Un mari vierge est ridicule, le nies-tu?

DAPHNIS

Ridicule, la propreté du cœur! Où prenez-vous ce goût des hommes impurs?

CHLOÉ

Ils sont éprouvés.

DAPHNIS

Ils n'ont que servi. Vous voulez être, notre unique amour, et peu vous importe que nous ayons connu d'autres femmes avant vous.

CHLOÉ

Tu oses me comparer...

DAPHNIS

Il lui déplaisait, à elle aussi, d'être comparée.

CHLOÉ

Qui ça, Elle? je veux savoir tout de suite.

DAPHNIS

Celle qui m'a le plus adouci mes devoirs de noceur.

III

CHLOÉ

Je suis la plus heureuse des femmes. Et toi?

DAPHNIS

N'insultons pas au malheur des autres.

CHLOÉ

Tu te plains sans cesse.

DAPHNIS

Je me plains comme j'entends. C'est chez moi un sens et je m'applique à découvrir sous sa couche de sable la grasse terre rouge du terre à terre.

CHLOE

Va! pérore en mauvais style à quatre épingles! La vérité, c'est que ma robe ne me coûte que dix-neuf francs, et je l'ai réussie moi-même, seule ! Es-tu content?

DAPHNIS

Vingt sous de plus, elle t'allait presque.

CHLOÉ

Faites donc des frais!

DAPHNIS

Contre remboursement.

CHLOÉ

Quel plaisir éprouves-tu à me dire des choses dures?

DAPHNIS

Il ne faut pas croire que cela m'amuse toujours.

CHLOÉ

Tu ne les penses pas, au moins ?

DAPHNIS

Non ; ce sont elles qui me passent par la tête!

CHLOÉ

Ta littérature te fait mal.

DAPHNIS

Oui, oui : culte de l'art! religion du beau! c'est ça! Il n'y a pas de Christ sans épines.

IV

CHLOÉ

Tu te rappelles comme nous nous sommes roulés sur l'herbe!

DAPHNIS

Mais nous avons peu roulé sur l'or.

CHLOÉ

Bah! quand nous serons riches!...

DAPHNIS

Nous serons donc riches?

CHLOÉ

Mon Daphnis, dès que tu auras gagné beaucoup d'argent, nous serons riches. Oh! je ne tiens pas à l'argent.

DAPHNIS

Avec un chiffre de combien assuré? Je me disais, jeune marié : « Voilà une femme courageuse que la misère n'effraiera pas et qui vivra avec moi sous une cabane de cantonnier! » et je ne demandais au Seigneur que de nous donner notre pain quotidien, du pain de ménage si c'était possible, jusqu'au jour de ma mort où tu ferais la grande collecte définitive.

CHLOÉ

Tu m'honorais. Mais si cette bonne opinion de moi t'encourage à la paresse, je préfère tout de même que tu arrives.

V

CHLOÉ

Quand tu es là, devant ton bureau, et que tu n'écris pas, qu'est-ce que tu fais? Assurément, penser, c'est travailler. Il est des paresses fécondes. Remarque comme je retiens aisément tes phrases. Mais (suis-je sotte?) j'aime mieux te voir, dans ton intérêt, un porte-plume à la main.

DAPHNIS

Il fallait le dire! tranquillise-toi. Désormais j'aurai un manche de pioche.

VI

CHLOÉ

Tu seras célèbre.

DAPHNIS

Diable ! y tiens-tu? je ne te le garantis pas.

CHLOÉ

Tu seras célèbre, j'en suis sûr, quand tu seras vieux, ou ce que disent les journaux ne signifierait rien.

DAPHNIS

En ce temps-là, je n'écrirai plus que des préfaces pour les jeunes. Il faudra être bon pour eux, les recevoir tous.

DAPHNIS

Par fournées.

CHLOÉ

J'y veillerai. Protectrice accueillante et constamment en train de sourire, sur le seuil de ta porte, c'est moi qui leur dirai, les poussant d'une tape amicale : « Entrez, le maître est là! »

VII

DAPHNIS

Je mets des heures à écrire une ligne. Est-ce que je travaille trop ou pas assez? je ne sais plus.

CHLOÉ

Est-il nécessaire que tu remplisses de si gros livres?

DAPHNIS

Les éditeurs te diront qu'il ne faut pas voler le public.

CHLOÉ

Du courage! je serai ta compagne fidèle.

DAPHNIS

Prends garde! c'est un emploi qui exige du savoir et de la délicatesse. Chauffe tes parfums à distance. Verse doucement la louange, comme si tu préparais une absinthe, et ne t'arrête jamais, sous aucun prétexte, d'admirer toujours «  ce que j'ai fait de mieux jusqu'ici! »

VIII

CHLOÉ

Alexandre Dumas père avait-il du talent? Je te demande cela parce qu'il m'amuse, tu sais!

DAPHNIS

Donc il en avait. Son fils en pense le plus grand bien. Tu n'apprécies pas la littérature moderne?

CHLOÉ

Si, j'ai lu quelques-uns de tes livres préférés. Des fois, bon Dieu, que c'est intense! Oh! la! la! On y trouve aussi moins de répétitions, mais tes écrivains voient trop noir.

DAPHNIS

L'optique progresse. Son éducation faite, l’œil regarde au fond des choses, et toutes les choses, avec le temps, déposent.

CHLOÉ

Dommage! Je lis pour mon plaisir.

DAPHNIS

Achève le vers : et non pour ton supplice!

CHLOÉ

Car, moi, je suis gaie, gaie!

DAPHNIS

Marions-nous encore.

CHLOÉ

Et je sens que jamais je ne m'habituerai à la tristesse.

DAPHNIS

C'est qu'alors tu mourras jeune, bientôt.

IX

CHLOÉ

Tu ne m'as pas dit tes idées en politique. Tu-ne votes même pas. Es-tu inscrit? je parierais que non.

DAPHNIS

Et pourtant, un gouvernement «  c'est de l'air qu'on respire! » Conseille-moi.

CHLOÉ

Je n'y entends rien, mais quand mes amies me demandent : « Ton mari est-il républicain? » je suis confuse et je réponds tantôt oui, tantôt non, au hasard. Déroutées, elles finissent par ne plus savoir à quoi s'en tenir. Je t'aimerai bien : choisis un parti, celui que tu voudras, pour nous fixer.

X

CHLOÉ

J'entre volontiers dans une église, me rafraîchir. Mais, je l'avoue, je ne prierais, à mon aise, sans choisir mes mots, que devant la belle nature.

DAPHNIS

Et sur une hauteur, afin d'élever plus vite ton cœur dirigeable vers Dieu polyglotte.

CHLOÉ

Tu vois, tu te moques quand je fais la bête, et tu te moques quand je comprends tout. Suis-je pas la femme d'un libre-penseur?

DAPHNIS

Nous irons tous deux à la messe demain.

XI

CHLOÉ
 Veux-tu me faire un plaisir pour ma fête? Rends-moi le droit que je t'ai donné d'assister à mes toilettes.
DAPHNIS
 Tu te négligerais.
CHLOÉ
 C'est si gênant ! pouah!
DAPHNIS
 Qu'est-ce que tu as de sale?
CHLOÉ
 Il y a des choses qu'un mari ne doit-pas voir.
DAPHNIS
 Ce sont celles-là que je veux voir. Dès qu'on aime moins, on se tient mal. L'amour vit de beaucoup d'eau fraîche. Je te sens mienne si, à quelque heure que je te surprenne, tu me montres des ongles plus lumineux que des croissants de lune, des cheveux rangés, en place, une bouche neuve comme l'intérieur des abricots. Lis la Bible : on s'y lave les pieds à tout bout de chemin. Je parle gravement. N'oublie pas notre convention.
CHLOÉ
 Non : « nous nous préviendrons mutuellement (car on ne se connaît pas soi-même) qu'une visité au dentiste paraît nécessaire. »
DAPHNIS
 C'est d'une importance immesurable. Une dent gâtée gâte tout.
CHLOÉ
 Compte sur moi. Comme nous nous aimons! Qui dénombrera les êtres anéantis dans nos nuits d'amour? Ma conscience a la chair de poule. S'il y avait crime!
DAPHNIS
 Put! cinq minutes avant la vie on est encore mort; aussi, ne te presse pas. N'anéantis pas trop vite. Ça jette un froid.
CHLOÉ
 Un mot, pendant que j'y pense, relatif à notre convention. Tu ne te fâcheras pas, mon Daphnis. Il m'a semblé, ce matin, que ton haleine.....

XII

CHLOÉ
 Notre enfant est notre joie. Il nous occupe toute la journée.
DAPHNIS
 Il ne nous laisse pas un instant de liberté.
CHLOÉ
 C'est juste! Nous avons dû renoncer au théâtre, au monde, et hier encore nous refusions une invitation à dîner.
DAPHNIS
 Le pauvre petit est si gentil qu'on n'a pas le courage de lui en vouloir.
CHLOÉ
 Suppose un instant que nous n'en ayons pas.
DAPHNIS
 Ou qu'il soit mort.
CHLOÉ
 Tu vas trop loin. Je disais cela comme autre chose. Que ferions-nous de notre liberté? Le café-concert ne donne pas le bonheur, et ma vie aura été belle, si je meurs la première des trois.

XIII

CHLOÉ
 T'aurais-je épousé, si tu avais été impropre au service militaire? Mais nous n'aurons pas la guerre, hein?
DAPHNIS

 Entêtée! Il y a vingt ans qu'on te dit que si.

CHLOÉ
 Accepte-t-on des, ambulancières? je te suivrai au bout du monde.
DAPHNIS
 Quel chapeau mettras-tu?
CHLOÉ
 Je suis sérieuse. J'ai le pressentiment que tu ne reviendrais plus
DAPHNIS
 Ne t'y fie pas.
CHLOÉ
 Oh! je t'attendrai.
DAPHNIS
 Avec qui?
CHLOÉ
 Je te défends de ma parler ainsi, même en riant.
DAPHNIS
 Pleures-tu parce que je te fais de la peine? Te fais-je de la peine, pour t'aider, parce que tu as périodiquement envie de pleurer?

XIV

DAPHNIS
 Il est sain, ma Chloé, de brûler d'un coup,: de temps en temps, tous les torchons du ménage. On me l'a bien recommandé!
CHLOÉ
 Qui ça encore? On!
DAPHNIS
 La même.
CHLOÉ
 Je te pardonne tes taquineries. Mais écoute, si je m'aperçois de quelque chose, tu m'entends, ce sera fini entre nous, ir-ré-vo-ca-ble-ment.
DAPHNIS
 On « lit » ça. Je vois l'adverbe écrit à la porte de ton cœur, en lettres de gaz.
CHLOÉ
 Regardez-le serrer ses lèvres plates de lézard! Houe! le peut! que tu m'agaces! A la fin, qu'est-ce que tu as? Qu'est-ce qu'il te faut? Qu'est-ce que tu veux?
DAPHNIS
 Je voudrais être tantôt le premier homme de lettres de France, et tantôt le dernier homme des bois.

Jules Renard.


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