"Vieux"

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Alfred Vallette, « "Vieux" », Mercure de France, t. II, n° 16, avril 1891, p. 233-235.


« VIEUX »

 L'auteur a donné pour épigraphe à la première partie de son livre un passage de Scarron, et c'est bien en effet au Roman comique qu'il nous fait songer souvent. Car si, de toute évidence, la conception de ce roman fut naturaliste, seulement naturaliste, la psychologie précise et l'observation exacte s'y mélangent singulièrement avec une bouffonnerie qui va parfois jusqu'au lyrisme.
 Aussi bien était-ce une erreur d'Albert Aurier de se croire appelé au sacerdoce naturaliste : il se trompait d'église. Je dis « était-ce », ayant tout lieu de présumer que l'auteur de Vieux, aujourd'hui conscient des qualités de son esprit et de ses aptitudes, ne retombera pas dans ce qu'il doit considérer maintenant comme une « faute de jeunesse ». Un tel esprit manque d'espace en cet art nécessairement étroit : à tout instant il en franchit la limite imposée, s'échappe, fuse, et, comme pour se récompenser de s'être maintenu un temps — le temps strictement obligatoire — au terre à terre de la formule, il vagabonde beaucoup plus loin qu'il fût allé s'il ne s'était astreint à une tâche pour lui ennuyeuse, à quoi il ne se dépense pas normalement. Et, on le sent, ces brides-sur-le-cou enragées le ravissent : il s'égaie alors de tout, même des choses les moins drôles ; il est verveux, persifleur, sarcastique, fumiste, goguenard, ironique, cocasse ; il pantalonne, il culbute ; et son exubérante joie est si bien un peu folle qu'en l'absence d'un objet de rire — cet objet fût-il la Douleur en personne — il rit tout seul ! Ah ! la délicieuse lecture que serait, en ces années de littérature morose et morne, un livre tout entier de ces écoles buissonnières de l'imagination autour d'une idée ! Le malheur est que, greffées sur une « étude », elles arlequinisent le ton de l'œuvre, en cacophonisent le son, et de telle sorte que se produit cet inattendu phénomène : Albert Aurier a d'abord senti et voulu, évidemment, une page sérieuse où s'inscrirait tout ensemble la faiblesse et la toute puissance de la chair, livre de constatation triste par conséquent, et le procédé de déformation très particulier a son esprit lui a donné une page des plus amusantes — du moins en tant qu'impression générale.
 L'étude conçue, l'idée, y est bien, mais à l'état d'indication plutôt que réalisée, et l'ambiance, le secondaire, le non essentiel y tient trop de place. Ce non-essentiel, en tout cas, est d'une telle exagération de lignes et d'une

si vive coloration que souvent l'essentiel, le fond indispensablement gris puisque « étude », s'obnubile, s'efface presque, semble n'être plus que l'accessoire. C'est ainsi que le père Godeau, principal sujet de l'aventure, apparait dans un éloignement, silhouette embrouillardée, tandis que de simples objets : Bertha, Cassignol, Tournesol, Coquillart, et jusqu'à cet extraordinaire Mousieur Hyacinthe Thomas, directeur de l'ineffable Conservatoire Libre des Deux-Mondes, se dressent au premier plan et agissent en pleine lumière.
 Principal sujet M. Godeau, non pas l'unique pourtant. L'idée du livre n'est pas seulement la graduelle dechéance morale et physique, du jour où il voit la chanteuse Bertha, de ce vieux homme d'esprit droit et d'aplomb, de corps sain, de nerfs accalmis et de mœurs honnêtes, — c'est encore l'irrésistible attrait et le tout-puissant empire de la Bête. La Bête triomphe du père Godeau parce que c'est lui qu'elle a élu, mais elle n'avait qu'à choisir parmi la foule implorante et prosternée des mâles : son pouvoir de fascination est tel, sa seule vue allume si bien les convoitises et les ruts, que tous n'attendent qu'un signe pour s'offrir en pâture. Et comme la Bête est une chanteuse de café-concert et que l'auteur a placé la scène dans une petite ville, à Châteauroux, Vieux contient, outre quelques notes sur la vie des « artistes lyriques », un tableau de certaines mœurs provinciales. Il n'est pas douteux qu'Albert Aurier se soit beaucoup diverti à caricaturer les familiers habituels — et partout les mêmes — de la « petite salle » des cafés-concerts départementaux : il y applique une ironie et une humeur des plus réjouissantes, et les figures, sous la charge terrible de ce crayon un rien... fumiste, conservent néanmoins leur vérité. J'ai pour ma part très bien connu l'inénarrable poète de clocher Coquillart, le commis voyageur loustic Cassignol, les vieux paillards de célibataires ou de veufs; et je regrette qu'il manque des types à la galerie, par exemple le tiré-à-quatre-épingles employé de la Recette Générale, des Contributions ou de la Sous-Préfecture, et le bellâtre et paonnant sous-officier de cavalerie, marchef ou adjudant. Tous ces personnages falots, extraordinairement déformés, amplifiés parfois jusqu'à l'épique, restent, je le répète, vrais an fond.
 Quelques-unes des bouffonneries de ce livre, au surplus, semblent, comme celles de Maître Rabelais, avoir une signification en dehors de l'œuvre, une portée générale : elles deviennent alors affligeantes et poignent comme l'ignorante placidité d'un homme qu'on saurait devoir mourir le lendemain, comme les scurrilités d'un paillasse qui se couchera sans manger faute de recette, comme la Joie que guette le Malheur embusqué. Je citerai cette scène. Le père Godeau, après la représentation, a emmené souper Bertha ; mais elle lui a imposé la présence de son amant Tournesol, et deux autres personnes encore sont de la petite fête ; de sorte que le vieux homme, affolé d'amour et de concupiscence, mâche sa rage. « Tout à coup, Bertha se leva de table, et, signifiant à tous, sans nulle périphrase, qu'elle allait simplement où l'appelait certaine naturelle petite nécessité, du caractère le plus intime, elle s'éclipsa, un peu titubante...» Le père Godeau la suit dans un corridor, la supplie de l'écouter: elle s'échappe en raillant dans la rue claire de lune et silencieuse. Godeau ne la quitte point, et, soudainement audacieux et brutal, lui saisit le poignet : « — J'ai à te parler, Bertha... entends-tu ? — » Elle l'injurie, furieuse, puis se ravise : « — Ah ! et puis, après tout, parle si tu veux, mon petit... Mais, pardon, tu sais, je suis venue ici pour faire autre chose que la conversation... Tu permets, hein ?... > Eloignée d'un pas, « debout, les jambes écartées, elle se soulageait, longuement, cyniquement, sur le trottoir... » Et le vieux lui baise dévotieusement les mains,lui murmure des mots tendres, « sans même remarquer l'abjecte et ridicule posture de l'aimée, sans comprendre l'intempestive grotesquerie de pareils soupirs, de semblables baisers, de telles passionnées exclamations, sans daigner entendre le rythmique clapotement des ignobles cascades qui, railleur accompagnement pour sa chanson sentimentale, pleuraient, ruisselaient, gargouillaient sous les jupons de la fille.... »
 Il n'est pas besoin, je pense, d'insister sur la signification possible de ce « mythe »....
 Vieux est la première œuvre de longue haleine d'Albert Aurier. Il l'entreprit voici longtemps déjà, en 1886, alors qu'il était encore très jeune. Il n'écrira certainement plus de tels livres, où du reste plusieurs de ses qualités deviennent des défauts. C'est un esprit d'une compréhension merveilleuse en même temps qu'un véritable tempérament d'artiste, et je l'imagine volontiers réalisant en littérature un art parallèle à celui que, le dernier mois, il formulait pour la peinture dans son bel article sur Paul Gauguin — un art idéiste et synthétique, où le geste de l'individu et la vraisemblance des fabulations ne comptent pas.

Alfred Vallette.

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