« Le Latin Mystique »

De MercureWiki.
Version du 20 novembre 2014 à 12:33 par Langmarsteimetzgael (discuter | contributions)
(diff) ← Version précédente | Voir la version courante (diff) | Version suivante → (diff)
 
MARCEL SCHWOB, « LE LATIN MYSTIQUE », Mercure de France, t. VI, n° 35, novembre 1892, p. 240-247.


« LE LATIN MYSTIQUE »

 Avec le Latin Mystique, M.Remy de Gourmont, dont j'estime infiniment le talent et la fierté de caractère, nous apporte une œuvre érudite et singulièrement originale. Elle est rehaussée d'une admirable tête tracée par Filiger, et une préface de M. J.-K. Huysmans la précède. Ces quelques pages curieusement artistes, comme toutes les œuvres de l'auteur de Là-bas, ne semblent pas convenir strictement au Livre de M. de Gourmont: elles sont incisives, cruelles, et d'une injustice exacerbée. M. J.-K. Huysmans revendique le mysticisme pour une élite intellectuelle. En quoi il a raison. Mais encore faudrait-il définir le mysticisme. On ne saurait y brouiller la retraite de l'artiste en son art, du sentimental en son âme, du religieux en ses symboles. Et il est clair que la substance du livre de M. de Gourmont est dans la symbolique. Cette symbolique n'est qu'une petite phase du développement individualiste à rebours de des Esseintes, et on ne l'a point vu paraître fort nettement dans les aspirations étranges du chanoine Docre. M. J.-K. Huysmans fait aussi ses réserves sur les traductions de M. de Gourmont. Ici encore il faut s'entendre. M. de Gourmont a adopté un système particulier pour rendre en français le Latin mystique. Il le traduit en bon frère. Il le transforme et il l'orne, parce qu'il l'aime par-dessus tout et qu'il veut le faire aimer aux autres. Ainsi Baudelaire a donné du style aux phrases parfois incertaines d'Edgar Poe. Quand M. de Gourmont traduit:

Oculorum acies nunquam satiatur avara,

 « Les yeux concupiscents, poignards insatiablement avides »,
il n'est point besoin de nous avertir que sa  Jésus tombé dans le torrent de Cédron,tout mouillé et transi de froid,
 Jésus mocqué, baffoué, souffleté, traité de coups de pieds et de poings,
 Jésus dépouillé tout nud quatre fois avec ignominie,
 Jésus fouetté jusqu'au sang et déchiré de coups,
 Jésus détaché de la colomne et tombé dans votre sang,
 Jésus couronné de poignantes épines,
 Jésus vêtu d'une méchante robe, et traité comme un Roi de farce,
 Jésus chargé du lourd fardeau de la Croix sur vos épaules déchirées,
 Jésus cloué avec d'horribles douleurs à la Croix,
 Jésus tout en playes depuis la plante des pieds percez jusqu'à la tête couronnée d'épines,
 Jésus, l'homme de douleurs, ayez pitié de nous.
 Je remercierai encore M. de Gourmont d'avoir traduit le Stabat Mater, qui est le plus merveilleux poème du Latin mystique, et sur lequel on trouve une phrase « tramée », dit M. Huysmans, « avec les fils en argent dédoré d'une vieille étole ». Et je ne saurais mieux terminer qu'en laissant parler cette phrase splendide qui vaut bien d'autres poèmes du livre:
 « Quels signes de décadence reconnaître en ce poème œuvré par une main douloureuse, mais sûre, selon des lignes très nobles, des voiles raidis comme par des larmes de sang, en cette robe de deuil, mais frangée d'or vert, mais stellée d'améthystes? »

Marcel Schwob.


Outils personnels