« Les Mains. - Tristesse universelle »

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Rachilde, Les Mains. - Tristesse universelle, Mercure de France, t. I, n° 11, Novembre 1890, p. 391-393


LES MAINS


Modestement, elles servent à tout.


 Oh ! les petites mains obscènes, combien je les regarde avec effroi quand je vais dans le monde!..
 Elles vont, elles viennent, dégantées pour prendre la tasse de Chine, et, très délicatement, les petites folles placent leur petit doigt en l'air comme une aigrette, comme une fleurette de chèvrefeuille rosé...
 Elles vont, elles viennent, n'ayant point souvenir de la chose qu'elles ont faites ou qu'elles feront sûrement, irrévocablement.
 Elles sautillent à travers les morceaux de sucre, elles froissent l'éventail, elles ont des moues, elles ont des colères, des éclats de rire, et, imperturbables, elles se regantent pour toucher la main étrangère du valseur, la main de l'inconnu qui pourrait ne pas être pure...
 Oh ! les petites mains obscènes, sur lesquelles nous nous penchons humblement, gros naïfs que nous sommes, pour déposer le respectueux baiser de notre admiration !...

 Non, quand les regarde aller, venir, dans le monde, passer et repasser comme de petits oiseaux gras plumés à vif, j'étouffe d'une envie de pleurer tant elles me font peur, les petites mains obscènes !...



TRISTESSE UNIVERSELLE

Paradoxe.


 De quel est le bêta ou le dément qui a inventé la nature gaie ?

 De quel troupeau de Panurge sont-ils ensuite venus ceux qui ont réédité, au moins un milliard de fois par an, ces puériles clichés : « la gaîté du soleil » ― « l'allégresse du printemps » — « le joyeux babil des oiseaux » — « l'immense fête de la nature », etc., etc ?... Et parce qu'un monsieur a eu l'idée d'offrir des fleurs à sa maîtresse pour la féliciter d'être jolie, parce que le chant d'un serin en cage divertit le savetier du coin, parce qu'au printemps les jeunes hommes ont envie de caresser des filles, parce que la couleur du soleil est aussi celle de l'or, et que l'or représente toutes les joies, les habitants de cette terre croient tous à l'universelle gaîté !...
 Un jour, nous gravissions lentement une colline. Il faisait une journée superbe, pas de nuages, pas de vent, ni trop de chaleur, ni trop de froid, et le silence d'un plein midi régnait.
 Mon Dieu, l'épouvantable tristesse qui se dégageait du paysage, en y songeant un peu plus que d'habitude. Comme ils fuyaient mélancoliques, les lointains noyés d'un bleu tendre d'abord, et devenant presque noirs sur les déclins !
 Il n'y avait personne. Les bois ténébreux semblaient des choses secrètes ne voulant pas, décidées à ne pas livrer leur mystère. Sur notre épaule se penchait une branche d'amandier en boutons, des boutons roses gonflés comme des bouches froides. Nous pensions que ces lointains, d'abord bleu tendre, puis noirs sur leurs déclins, étaient encore bleus là-bas, seraient, toujours bleus si nous nous transportions dans les indéfinis là-bas.., toujours bleus puis noirs successivement. Et les bois sombres n'ont point d'autre mystère à nous livrer que celui de leur existence même, secret qu'ils gardent malgré les lourds volumes entassés. Cette branche d'amandier fleuri, quand elle ouvrira toutes ses bouches roses à la fois, elle ne dira rien... rien sinon ce que lui fera dire le passant poète.
 La nature, est-elle donc en dehors de nous, quand elle n'est pas spiritualisée par nous ?.. J'ose la trouver impassible et scellée.
 Ce jour-là, nous redescendîmes tristement la colline.

 Quel est le bêta ou le dément qui a inventé la nature gaie ?


Rachilde.


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