« Thulé des Brumes »

De MercureWiki.
 
Edouard Dubus, « Thulé des Brumes », Mercure de France, t. IV, n° 28, avril 1892, p. 350-351.



THULÉ DES BRUMES (I)


 Depuis quelque temps, un volume de M. Adolphe Retté, Thulé des Brumes, est l'objet de la curiosité, voire de la stupéfaction des milieux littéraires. Une préface étrange, où l'auteur se confesse d'avoir écrit sous l'empire d'une possession, puis une série de visions et d'hallucinations tantôt de toute furie, tantôt de toute douceur, suggérées en un style dont le désordonné apparent dissimule une science profonde du rythme et de la nuance, voilà ce qui force l'attention du plus superficiel lecteur.
 Celui-ci, à mesure qu'il tourne les pages du livre, assiste à de multiples féeries, parfois ruisselantes de lumière, parfois baignées par une ombre d'un bleuâtre mystérieux, cependant que, parmi de fantasmagoriques et changeants décors, passent, repassent et s'effacent des êtres de rêve : princes charmants, petites fées, pèlerins mélancoliques et, toujours, un Pauvre singulier, chantant ses tristesses et mendiant un espoir, devant une mignonne idole au sourire énigmatique.
 En vérité, ce spectacle a captivé tous ceux qui l'ont regardé, mais beaucoup ne l'ont pas compris. Quel est le lien des scènes ? Sous l'empire de quel démon certaines paroles sont-elles proférées ? Quelle logique unit des phrases qui paraissent sans aucune suite? Quelle est la loi d'association d'idées qui semblent n'avoir aucun rapport entre elles? Ce sont des questions qu'on s'est posées, mais qu'on n'a guère résolues.
 Le fait n'a rien de surprenant. Thulé des Brumes ne peut être absolument compris que par certains inités.
 Ces privilégiés, sous l'empire, tout d'abord voulu, puis trop souvent subi, de la possession avouée par M. Retté, ont vu leurs idées apparaître soudain devant eux en impérieux symboles. Leur dominante psychologique a créé le décor habituel dans lequel chacune des opérations de leur esprit vient jouer son rôle, et les innombrables sentiments divers qui peuvent agiter leur âme sont autant de scènes différentes, surgissant ils ne savent d'où, disparaissant ils ne savent où... Enfin les paroles se succèdent dans la bouche des acteurs suivant la même loi qui a voulu que tel acteur succédât à tel autre. Ces êtres, symboliques de sentiments ou d'idées, expriment leurs sentiments et leurs idées en langage symbolique.
 Telle est la clef de Thulé des Brumes. Elle pourra aider à pénétrer le sens de bien des pages, qui apparaissaient comme de captivants et indéchiffrables pantacles. Mais ceux-là seuls posséderont la lumière absolue, qui auront acquis, le diable sait à quel prix ! la faculté d'objectiver toutes leurs idées, de penser des êtres, de créer en rêvant.
 Un tel pouvoir est à la disposition de quiconque le désire, mais son exercice n'est pas un vain jeu, car on devient la victime des forces occultes qu'on a su déchaîner, mais qu'on ne sait pas conduire, témoin ces lignes de M. Retté:
  « Le Moi chérit sa folie ; pour la décupler et la perpétuer, il pénètre l'empire lumineux et criminel que lui ouvrent les excitants — il s'y oublie et ne veut pas être guéri. Il faut un hasard violent — plusieurs diront un miracle — pour que l'âme reprenne son équilibre et soit sauvée.»
 Quoi qu'il en soit, l'exploration dont M. Retté a failli ne pas revenir a valu à la littérature une œuvre unique. Le style de Thulé des Brumes pourra être comparé à celui d'autres écrivains, d'ailleurs peu nombreux et tous de premier ordre ; la qualité de son mystère demeure sans exemple jusqu'à ce jour.

Edouard Dubus.


(I) Un vol., par Adolphe Retté (Bibliothèque Artistique et Littéraire).


Outils personnels