À L'Écart

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Jules Renard, « À l'Écart », Mercure de France, t. III, n° 19, juillet 1891, p. 42-45



« À L'ÉCART »(1)

I

 

Un homme en étrangle un autre. Il est incommodé quelque temps par le souvenir de son crime. Enfin il oublie. La Chose ne l'intéresse plus. Il se tranquillise jusqu'à s'abandonner aux pacifiques plantes. La botanique l'absorbe.
 Un homme tue des tableaux, assassine des photographies. Il finit par le suicide.
  Telle est la double action de ce livre à double signature. Le remords y est tenu pour une infirmité de l'esprit, mais discrètement. Les auteurs ont la préoccupation d'éviter le paradoxe tapageur. Ils concluent à peine, uniquement soucieux d'avoir mené avec méthode les deux analyses parallèles. Celle du premier cas semble plus nette. L'assassin « pour de bon » l'emporte en logique sur l'imaginaire assassin. D'ailleurs, il tient dans l'œuvre une place plus importante, et prend au début la parole, pour la garder jusqu'à la fin.
  Le meurtre est accompli. Mauchat desserre les mains, l’autre ne l'insultera plus. L’autre, c'est la victime. Désormais, le lieu du crime, ce sera l’endroit, et le crime, ce sera la chose. Parmi ses impressions fugaces, Mauchat ne distingue tout d'abord que celle-ci : Il n'est plus comme tout le monde. Les transes commencent. Les passants, cela est sûr, le dévisagent et peut-être parlent de lui. Il rentre, et sa porte lui paraît cacher sournoisement quelque chose. Son concierge lui remet une enveloppe où éclate le mot Urgence : elle renferme un prospectus. Il veut revoir l'endroit, lequel est absolument après comme avant. Un ami lui propose de tuer le ver, et s'écrie, buvant du mauvais madère d'épicier : « Il y a de quoi vous étrangler net ! » un autre lui demande : « Tu n'es donc pas mort ? »
  Le temps passe, Mauchat n'est pas inquiété. Mais il s'ennuie et se décide à voyager, arrive à Tunis, s'installe à l'hôtel. Il n'a plus que la peur d'une peur possible. Cependant, quand la pluie tombe, les gouttes lourdes, égales, lui semblent des pas d'hommes approchant toujours sans arriver jamais. Soudain un voisin de table lui dit :
  — « Monsieur vous avez l'air de vous ennuyer. Je m'ennuie aussi beaucoup ; si vous le trouvez bon, nous unirons nos ennuis. »
  C'est Malone, sujet irlandais, le tueur de tableaux.
  — « Il ne faut pas être seul. Il ne faut pas être seul ! » répète-t-il à Mauchat.
  Ils se lient, et, spontanément, Mauchat détaille la chose, comment la chose, toute la chose.
  — « Pourquoi m'avez-vous raconté cette histoire, dit Malone, est-ce pour me faire avouer, moi aussi ?… Les bustes et les portraits, avez-vous remarqué, comme ils parlent !… Quand j'étais tout enfant, déjà ils grimaçaient ou souriaient lorsqu'ils me voyaient seul… Je finis par leur déclarer que je les détruirais tous… Ils m'implorèrent, puis me maudirent, et, lorsque j'eus assez de leur torture, je les anéantis cruellement, un à un… Mais pour qui l'a tué, le mort n'est pas mort. »
  En effet, Malone entend des voix, et, bien qu'innocent de toute faute, il est le plus gravement atteint. Après une assez longue période de mieux, il procède à de nouvelles exécutions. Une photographie est posée sur une chaise. D'une balle il lui enlève la partie supérieure de la tête : « Elle ne nous regardera plus. » D'une autre balle il fait sauter le bas du visage : « Elle ne parlera plus. » Mauchat finit par trouver cet halluciné dangereux et le quitte. On sait le dénouement. Malone, incurable se tue. Le récit des préparatifs de sa mort est une des meilleures pages du livre. Au contraire Mauchat guérit, herborise l'été, et l'hiver classe ses herbes dans de convenables cartons méticuleusement étiquetés.
  — « Comment, dit-il, en face de la lutte éternelle des plantes, où s'avère si clairement la fatalité de la loi du plus fort, aurais-je eu le moindre regret de la chose ? j'aurai été une herbe plus vivace que l'autre, voilà tout. »

II

 J'ai voulu extraire simplement de « A L'Écart » ce qui m'en a paru le plus original. Il semble que le roman gagnerait à n'être qu'une nouvelle. Tant que dure leur association maladive, Mauchat et Malone tiennent sur la vie, la femme, la littérature, des propos de table déjà entendus. On pourrait même leur faire ce reproche qu'ils se montrent trop sains d'esprit, raisonnables. Crime oblige, et tuer un homme devrait être une excellente façon de se désembourgeoiser. Je me passerais encore des descriptions de Tunis, des décors au milieu desquels se pose et se résout le problème cérébral. Enfin je trouve qu'à notre époque on de doit plus (mais pourquoi?) écrire : « mon logis, réintégrer ma demeure, mes dents claquèrent, proférer des paroles, pétrifié de frayeur, derechef, frugal repas, clartés blafardes, tourner une page du livre de la vie ! » — On dirait de ces expressions qu'elles sont les rossignols du style.
  Voilà sans doute de la copie sévèrement corrigée et un dur « éreintement », digne du Mercure. Il reste toutefois que « À L'Écart » est un livre remarquable, et, selon le mot de Malone, il existe, car celui qu'on ne lit pas est le seul à ne point exister : or, on le lira.
 Les deux collaborateurs ont collaboré comme il convient, c'est-à-dire qu'il serait malaisé de fixer nettement la part de chacun. Je peux ainsi faire un gros compliment à M. R. Minhar, car j'ai une admiration protestante pour « Le Vierge », d'Alfred Vallette.

Jules Renard.


(1) I vol. par R. Minhar et A. Vallette. ( Perrin et Cie ).
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