A côté d’« Albert », de Louis Dumur

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Jules Renard, « À côté d’“Albert”, de Louis Dumur  », Mercure de France, t. I, n° 12, décembre 1890, p. 438-442.


À COTÉ D'« ALBERT »


De Louis DUMUR


I


 Albert. — (Il est costumé en avaleur de charrettes ferrées, et porte toute une queue de faisan doré sur la tête. Il déride les foules décrépites, aiguise des coupe-papier, vend de l'amertume en flacons, de la tristesse en galette. Parfois, il se fait grave, hargneux. Il croit y être lui-même. Ça se gâte. On a envie de s'en aller. Mais il arrête aussitôt avec un « c'était pour rire ! » bon enfant. Et désormais, prévenu, on l'écoute jusqu'au bout. C'est un garçon drôle et peu dangereux.)
 « Mesdames et Messieurs, je suis né dans une « cité de province, plus malsaine qu'immorale, plus stérilisante que perverse, plus, plus, etc… vingt lignes. » — Je suis venu au monde « dans un numéro d'ordre, sans raison ».… tous les mêmes, ces enfants !… et je m'appelle Albert, savez-vous pourquoi ?… parce que « mon parrain s'appelait Albert »… Oh rage ! porter le nom de son parrain ! ..
 Et pourquoi suis-je né « de petits commerçants et non de gros, non d'un bandit, etc. etc., catholique et non pas calviniste, Turc, etc., etc… douze lignes »… Oui, pourquoi ? Voilà un problème à résoudre. À qui le caleçon ?… Je criais « nuit et jour » et mâtin ! déjà ! « je me lamentais d'être homme. » Dès que j'ouvris les yeux, je suspectai « la lumière du matin de ramper par la vitre, jusque sur mon berceau, pour voir mes paupières clignoter douloureusement. » Il m'effraie, moi, ce petit que j'étais. On m'apprit à parler ; mais je ne voulais me servir de « paroles imprévues » que dans les grandes circonstances. S'il s'agissait de demander du pain, je préférais le geste, « plus sobre, plus rapide, plus expressif. »
 On me confia aux soins d'un vieux curé optimiste. D'un mot adroitement jeté, je cassai sa pipe d'écume. « Je trouve le monde inutile », lui dis-je. Notez que j'en étais encore aux images d'Épinal, que je me coiffais d'un chapeau marin avec des lettres sur le ruban, et que j'avais pour ma petite cousine un sentiment où « les virginités printanières du cœur frissonnaient du frissonnement dont frissonnent les commençantes verdures, papillotant aussi comme le papillon qui papillonne. »
 On m'envoya à l'école, où je vis « le grand Abracadabra »… Ah l'université !… Tenez, par exemple, vous dites « fuchs », au lieu de renard. À quoi bon ? « la bête n'en a pas un poil ajouté à la queue, pas un gloutonnement supprimé au museau. » Deux mioches se donnent des claques : voilà le combat de Pharsale entre César et Pompée… la géographie !… qu'est-ce que cela peut me faire qu'il y ait d'autres « casemates » que les nôtres ?
 Bientôt supérieur à la province, je cours à Paris. Oh ! mes enfant ! J'arrive. Je franchis « un pont disgracieux sur une rivière sale : un oisif interrogé avoua que c'était la Seine ! » Vous vous imaginez, n'est-ce pas, sans effort, la mine humble, navrée de l'oisif, et le mépris avec lequel je lui ai tourné mon dos.… « Là-bas, une cathédrale lamentable succombait de honte sous le poids terrible d'une renommée fabuleuse ! »… ma parole, elle rougissait !… « alors, me dis-je, si Paris se trouvait un pareil limon, qu'étaient, sans doute, les autres villes célèbres du monde ! 
 De la m.... »
 Évidemment. Pardonnez-moi, si je lâche tout. Ou plutôt, je me cramponne et me fais étudiant : au quartier latin fourmillent des gens en iste, « des algébristes, des etc… six lignes. » Avez-vous remarqué comme j'aime les énumérations ? je fais parade de la volubilité de ma langue. Je vide, j'amoncelle, en un seul tas, toutes les choses que j'ai au bord des lèvres. En aimable farceur, j'emploie souvent ce procédé qui en vaut un autre. Démosthène sans doute le connaissait. Ses cailloux, ce devait être des mots grumeleux qu'il roulait dans sa bouche avec rapidité. On en a « plein la gueule. » On rend le tout, et ça va mieux. Les gencives ont perdu leur inflammation. Qu'on dise que j'ai du bagout, que je réussis bien les guirlandes d'épithète, et je serai content. D'ailleurs, Jean-Jacques Rousseau est « le plus parfait des stylistes. » Et puis, chacun de mes dénombrements se termine par un mot d'esprit. Ainsi je dis : les algébristes,les mythologistes...., etc.... enfin, les dentistes ! de là d'étourdissants effets.
 Étourdissante aussi devient mon existence. À vingt et un ans, pour la première fois, je… embrasse (à vous, Charles Morice !) une femme, « vu que j'avais décidé » d'en embrasser une. Sa chemise était maculée à l'aisselle. « Cette idole-là transpirait ! »… toutes les mêmes, ces femmes !… Et l'amour, qu'est-ce ? « un mélange de terre et de fumier ». Un autre se serait gardé de recommencer. Moi pas, et je suis devenu le roi de la noce. Avais-je donc de l'argent ? non, mais je jouais, et, « chose extraordinaire, » la chance s'était accrochée à moi, comme une bête aux « dix mille ventouses ». En outre, j'étais spirituel comme « un bossu » et je faisais un « un vacarme de sourd », en m'ennuyant « atrocement. » Je n'ai eu qu'une bonne petite amie. Tout récemment, elle fut prise d'une attaque d'hystérie aiguë, et comme son « orifice buccal » bavait de l'écume, je lui ai crié ces mots stupéfiants : « cela est insensé, Maggie, entends-tu ? Maggie ! que se passe-t-il en toi ? Ce phénomène a quelque chose d'alarmant ! ».... Sa mort ne doit plus être qu'une question de temps.
 Survint la dèche, « la dèche qui, la dèche que.... trente lignes. ».... Passez-moi encore ce petit morceau. C'est ma santé.
 Enfin, je dis zut de la belle façon (sept pages). Je le pousse comme le « cri de soixante siècles », avec tant de force que j'en sue, « que je prends mon mouchoir de poche et m'essuie le nez délicatement ».
 Je grimpe sur le toit, jusqu'à la plus haute cheminée, pour le hurler, ce zut, à Paris, aux promeneurs et promeneuses qui « vadrouillent », au globe « ignoble » du soleil. Ce zut me sortait flamboyant des entrailles.
 Naturellement, il y avait, sur le toit voisin, des couvreurs qui n'en revenaient pas.
 Mais, ce zut, pourquoi ne pas le mettre en vers, en « lombrics », et voilà comment je devins poète, ayant « l'âme assez faisandée, et l'esprit en chaleur ». Or, quelle blague ! « aujourd'hui, les simples seuls croient à Dieu, aux allumettes (Hein ! le petit mot pour rire, le revoilà !) et aux poètes. » Je réfléchis « huit grands soirs », je me mis à faire deux ou trois volumes de vers, « rangeant, rerangeant, dérangeant, contrerangeant, surrangeant l'ordre des mots », et comme ce n'étais « pas ça » je me déclarai pessimiste. Je l'étais sans nul doute. En effet, « le système solaire me méprisait », je disais « Credieu » à tout instant. Ma pendule grinçait. Je trouvais dans ma blague à tabac « à peine de quoi bourrer médiocrement le giron de la moins corpulente de mes hétaïres ».
 Et pas une des allumettes ne prit (décidément je leur en veux) d'une boîte achetée la veille. Je brisai une chaise, et en « engrossai » la cheminée. Il me fut impossible de voir se comburer un seul brin de paille ; ah ! chiens d'humains ! » Enfin je n'ai plus que douze sous. Je compte sur vous, n'est-ce pas ? Au moment où je disais : « je suis pessimiste » il m'est bien tombé un petit héritage… quelle guigne !.. mais n'en parlons pas et que votre charité n'aille point s'alarmer. Oh ne craignez rien, je me tuerai, soyez tranquille, et n'échapperai pas à ma mort. Je la vois d'ici, ma mort rococo, préparée suivant les règles : dix minutes pour exécuter sur ma vie passée trois petites symphonies, l'une en gris (chat gris), l'autre en blanc (chat blanc), l'autre en noir (chat noir) ; dix autres minutes pour permettre à la lune de paraître. Il me faut la lune. Sans cela rien de fait. Je charge mon révolver « d'un petit geste philosophique ». Déjà il « s'impatiente », mon révolver ! Encore un moment, s'il lui plaît. Pourquoi ai-je choisi le révolver ? Je pourrais tout aussi bien arrêter un train en marche, me jeter en Seine, etc. etc.… vingt lignes…. (allons, ne vous fâchez pas ; c'est la dernière)…, dormir les pieds en l'air, réciter, d'une seule haleine, le monologue de Charles-Quint… Dites-moi, vous ne l'attendiez pas, celui-là ! Ah ! j'oubliais mes manuscrits qui ne sont pas brûlés, mes lettres de femmes. Voilà qui est fait. Est-ce tout. Je caresse mon chat.
 Il me « voit » presser la détente.
 Fla !
 Mesdames et Messieurs, c'est la mort que je vous souhaite.»


II


 Mon cher Monsieur Dumur, je vous fais toutes mes excuses, et prends les devants : voilà un article qui est d'un sot. En relisant mon boniment, je trouve que j'aurais mieux fait de fatiguer une salade. Sans doute, le pessimisme d'Albert m'a parfois fait sourire. Ce faux bilieux, à l'âme désorientée, prend rarement au sérieux sa cacocholie, et il me fait souvent l'effet de vouloir éternuer plus haut que le nez et de japper après son ombre. Mais je devrais avouer que plus d'une page me charma douloureusement. Que ne peut-on photographier les impressions dès qu'elles éclosent. On obtiendrait ainsi des effets d'ensemble et de détail. Une note corrigerait l'autre. La sévérité d'un blâme s'atténuerait dans la douceur d'un compliment. Le critique dirait à l'auteur: voilà, si j'ai pu, ça et là, me tromper, mal comprendre, je n'ai jamais cessé d'être sincère. Mes appréciations sont toutes chaudes et mes nerfs vibrent encore.
 Mais écrire un article après coup, prononcer une sentence avec le désir d'être net, tranchant, et la peur de se contredire, comme si le propre d'un livre de valeur n'était pas de plaire et de déplaire tour à tour, faire cela, s'appliquer à ce travail d'écolier, quelle misère !
 En somme, vous avez beaucoup craché dans votre livre. On observerait même en ces crachats un peu trop de choses vertes. Mais, est-ce que cela vous a fait du bien ? encore une fois, tout est là. Vous sentez-vous soulagé, plus libre ? si oui, félicitations.

Jules Renard.


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