A propos de "La Mer"

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Julien Leclercq, « A propos de "La Mer" », Mercure de France, t. III, n° 23, novembre 1891, p. 296-298


A PROPOS DE « LA MER »


 En peu de mots, à propos de La Mer à l'Odéon, je veux parler ici de Jean Jullien. Certes, il y aurait beaucoup à dire au sujet de ce révolté, mais l'heure n'est pas encore sonnée pour nous de livrer toute notre pensée. Aimer l'art dramatique et vouloir m'y vouer: voici qui me rapproche de Jullien et qui, aussi, m'en sépare.
 Parmi ceux qui, depuis naguère, luttent pour la vic- toire de cette théorie: la réalité au théâtre, — qu'on ne dise pas: la vérité, — Jean Jullien s'est entre tous distingué avec, à ses côtés, Georges Ancey, Henry Fèvre et Georges Lecomte. Jean Jullien, qui est doublé d'un polémiste ardent, me semble devoir être cité en tête pour son parti-pris de théoricien et l'intransigeance de sa mise en œuvre. Pour son caractère inflexible, pour sa foi, pour son mépris des charlataneries, pour tout ce qui contribue à sa fierté d'attitude, qu'on parle de lui cordialement. Le vénérable mais peu éclairé M. Sarcey qui laissera son nom à la postérité comme celui d'un La Harpe de temps démocratiques où la familiarité du style s'imposait, reprochait à Jean Jullien d'avoir prémédité ses théories; or, qu'on y songe, celui-ci a déjà produit La Sérénade — glissons sur L'Echéance — et Le Maître, qui furent parmi les meilleures pièces qu'ait données le Théâtre Libre: et voici La Mer.
 La constance de l'effort légitime l'espoir: — mais ce dernier drame n'a pas eu le succès qu'espérait son auteur. Il dira qu'on ne l'a pas compris. Serait-ce possible? c'était si simple. La vérité, c'est qu'on ne l'a pas aimé parce qu'il n'a pas ému; non pas qu'il ne soit un artiste ému lui-même par les choses de la vie, mais à cause de pauvres théories dont il me semble être la dupe. Si je supposais un seul instant que le dénouement de ce drame vint d'un défaut d'acuité du sentiment éprouvé par l'auteur au moment de la conception, ou de précision de la pensée dans l'observation, comme, par exemple, une pitié vague ou un pessimisme sans profondeur, La Mer ne serait même pas à discuter. L'insuccès de ce drame ne nous prouve-t-il pas qu'il y a là erreur?...
 Que j'aie dit « insuccès » ou que tout à l'heure je dise « succès », cela ne signifie pas, bien entendu, que j'accorde au public énigmatique l'attention que ses enthousiasmes mériteraient, si l'on pouvait se fier à ses sympathies et les accepter pour critère de l'excellence d'une œuvre. Mais nous ne devons pas oublier que nos drames et nos comédies, nous les communiquons à ce public sinon comme à un juge devant qui nous nous inclinons, du moins comme pour nous assurer sur des êtres de notre faculté de persuasion ou de charme. Le public est femme, il aime bêtement, mais il a ceci d'humain: qu'il aime. Quand le public applaudit à une mauvaise pièce, soyez persuadé qu'il y ajoute par son imagination, comme une femme fait un héros d'un stupide garçon de magasin ou sergent-major. Qu'il applaudisse à une belle œuvre, cela montre qu'un artiste s'est imposé à lui et a satisfait ses désirs en les dépassant. Qu'une femme rencontre un beau peintre de génie, un poète magnifique, elle le préférera au commis de magasin, ou même au sergent-major malgré le décor de sa tunique galonnée. De la scène à la salle, le mystérieux drame humain se joue. Ceci dit en passant, car je crois que les partisans de Jean Jullien méprisent outre mesure la Foule, à qui s'adresse l'homme d'action qu'est l'homme de théâtre.
 Tout d'abord, dans ce vain combat, une chose me navre. Pourquoi ce départ en croisade contre les « commis de magasin » du théâtre, contre tous ceux-là qui ont laissé cœur et entrailles derrière de vieux décors dans le carton desquels ils ont taillé des silhouettes inarticulées? Jean Jullien s'insurge contre la sottise de la comédie de mœurs et la niaiserie du vaudeville à situations. S'il s'agit d'art, est-ce que cela existe? L'excès de leur colère aveugle Jullien et ses partisans; il se pourrait bien qu'à l'antipode où les fait courir leur horreur, ils ne trouvassent qu'un contraire équivalent. Alors, que nous importeraient leurs efforts?
 Les erreurs de ce clan dramatique sont nombreuses, et celles de l'intransigeant Jullien plus encore que de tout autre. Il s'actionne à détruire l'unité qu'ont toujours voulu créer au théâtre ceux qui, à travers les siècles, ont eu de hauts soucis d'art. Ce m'a paru évident au spectacle de La Mer. Qu'est-ce, pour la forme, qu'un drame ou une comédie? — une phrase dont chaque personnage (1) est une proposition, c'est-à-dire un élément essentiel au sens de la phrase. Beaucoup de mauvais auteurs savent cette vérité que leur ont révélée les bons, mais ce qui les distingue c'est de faire des phrases sans avoir rien à dire. Non, mon cher Julien, vos douaniers, vos mendiants n'ajoutent pas à la puissance de votre expression de vie — au contraire ; et quant au décor (qui vous a bien mal servi cette fois), mon avis est que, sur la scène, sans requérir toute l'attention, le décor doit être suffisant tout au plus pour éviter des courants d'air par où s'envolerait l'idée, ainsi maintenue entre trois frontières. Si nous isolons du reste de l'humanité un certain nombre d'individus pour les assembler sur une scène, leur nombre doit être restreint à la stricte nécessité. Oh ! je comprends, je sais que vos personnages auxiliaires font, dans votre pensée, partie du décor, mais vous oubliez qu'optiquement sur une scène il n'y a pas, comme dans un tableau, des plans qui, par la perspective, grandissent ou rapetissent les figures ; et puis, mêler du décor de chair avec du décor de carton, c'est par là encore — comme par la mobilité, l'indécision de vos premiers personnages — que vous vous montrez destructeur d'unité. En art, il n'y a pas de beauté où il n'y a pas d'unité. L'unité, c'est la force de concentration ; or, l'émotion ne naît pas de la diffusion. Que sont aussi ces théories de la vie en bien ou de la vie en mal ? Le Bien n'est-il pas inclus dans le Mal, et réciproquement ? La vie n'est ni bonne ni mauvaise, elle est les deux ; et nous n'avons pas à conclure contre elle ou pour elle : nous sommes sa voix.
 Soyons des artistes et non des insulteurs, comme le sont tant de romanciers qui se posent en témoins et s'assermentent pour répondre inutilement à des questions qu'on ne leur pose pas.
 Vaucanson s'est inspiré de l’œuvre de Dieu pour fabriquer ses ingénieux pantins. Je pense, mon cher Jullien, qu'il n'y a pas à se soucier des Vaucanson du Théâtre.

Julien Leclercq.


 (1) ou chaque groupe de personnages.


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