A propos de Bottes

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P.-N. Roinard, « A propos de bottes, t. VI, n° 34, octobre 1892, p. 135-142.


A PROPOS DE BOTTES
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 D'abord et brièvement : prétendre que telle ou telle épreuve s'impose comme an jugement divin, n'est-ce pas quelque présomptueux manquement au respect de Dieu?
 Le croyant qui, premier, osa qualifier d'un titre aussi pompeux une des sanctions les plus féroces de notre courte vanité d'apparat s'érigea en hypocrite chrétien, et combien outrecuidant. Mais respectons Dieu; existant ou non, il est l'inoffensif refuge et l'illusionnante pacification de tant d'âmes qu'il ne faudrait combattre de lui que ses exploiteurs. Si Dieu nous accordait l'honorante importance de justicier, la piètre bestiole que nous sommes — dans l'infini — la traiterait-il d'égal à égal par l'entremise de nos mains si débiles?
 D'ailleurs, sans discuter les impénétrables desseins de cette entité ni prouvée ni improuvée, la Providence, il devient supposable qu'expiation pour expiation, Celui qui nous condamnerait à naître ne pourrait contre nous peine plus cruelle sinon nous condamner à ne pas mourir.
 Ne pas mourir!
 Un tel état n'apparaît vraiment exister qu'en nos orgueilleux Rêves d'éternité, et s'il se réalisait qui ne le maudirait?
 Hélas! la vie et la mort demeurent très manifestement de pérenelles contradictions de cet altier et révérable concept : l'au-delà, superbe paradis clos de promesses, mais trop ubiquitairement insitué. Aussi laissons Dieu pour vénéré, pour salutaire, et, plus modestes, dénommons le duel: Jugement de l'homme.
 D'autant qu'avec l'atténuante complicité de Dieu — naïve excuse d'autrefois! — la médiocrité ferrée des bâtées chevaleries entendait bien et surtout se faire justice soi-même à soi-même.
 Se faire justice! Que d'ignominies perpétrées sous la prostituée robe rouge de cette Solennelle Apparence!
 Se faire justice! dites donc, ô livides faux bonhommes, se débarrasser de qui gêne!
 Le juré qui absout tel réclamatoire bretteur — loyal comme son épée, qui doit sa célébrité à ses feintes — le même juré qui décapite tel revendicateur des primitives libertés, lâche parce qu'il essaie d'échapper aux trois cent soixante millions de doigts — dix doigts par tête, dirait M. Prudhomme — qui le dénoncent, d'ongles qui le menacent; ce juré ne sait pas beaucoup plus à quoi s'en tenir dans l'espèce que sur les formes de chapeaux et les coupes de cheveux à la mode.
 Pas de tignasses et pas de bords plats, puisque nous sommes chauves par le haut et suffisamment plats par le bas.
 Au fond, il subit le Sens Commun de Sa justice, ce cher homme!
 A peu près comme l'innocent dindon regarderait mélancoliquement cuire quelque imprudent dindonneau qui se serait laissé embrocher, il contemple les coquelichemardes sans haine; cette mort de dindonneau ne le menace guère, lui, Dindon!
 Au grand jour non plus, les armes à feu ne sont redoutables pour monsieur le juré : il chasse! et pour lui l'âme (?) du revolver ne devient dangereuse que minuit passé (heure indue !); l'âme du fusil, illicite, que le soleil couché (heure de l'affût! )
 Mais ce qu'il craint de tout l'horréfiant frisson de ses moelles, c'est l'inconcevable aberration de certains forcenés qui cherchent à déposséder les autres sous prétexte qu'eux n'ont rien. Le voilà, le danger, « l'hydre qui sans cesse renaît de ses cendres ». Aussi, prend-il des poses héroïques en face de l'Ennemi, et il sévit, le brave homme, prononçons l'homme brave pour le flatter — on ne sait point, par « le vent de justice qui court » il faut toujours avoir des précautions dans ses poches.
 Oh, rien de plus naturel qu'il sévisse, le juré intègre; il sent très bien que seuls les vainqueurs trouvent grâce. Quand on peut triompher à si petits frais et se débarrasser de qui vous gêne! D'une pierre deux coups: brave et libéral; il honore le vainqueur d'homme à homme et punit le vaincu d'homme à foule. Et la foule applaudit, j'espère!
 Ah ça, messieurs les Fièrabras de toutes nos comédies, il faudrait pourtant nous entendre sur le mot bravoure.
 Sérions les exemples, et, de peur d'erreur, proposons comme en théorèmes.
 L'individu qui, devant subir l'inquisitoriale épreuve du feu, s'enduisait la main d'une substance ignifuge; l'individu qui, voulant faire subir à un autre l'épreuve de l'épée, s'exerce le poignet une trinité d'heures par jour: que sont-ils, braves ou lâches?
 Corollaire : avec ou sans préméditation?
 Du monsieur qui le premier donne un coup de poing — souvent par peur d'être atteint et sur qu'après le prime soufflet on les séparera, — du monsieur qui force quelqu'un à lui rendre raison sur le terrain, — pu de l'autre par eux frappés, par eux insultés : qui sont les lâches?
 Corollaire : avec ou sans préméditation?
 D'une société qui rue ses trente-six millions d'esclaves, crétins, mouchards, délateurs, indicateurs, envieux, pleutres, pouacres, justiciers, bourreaux, etc..., contre un Révolté qui — sûr de payer de la tête — s'insurge, isolé, contre tant d'hostilités : quel est le brave?
 Corollaire : même avec préméditation?
 A toutes ces questions subversives, bondissant hors les paralytiques lois que lui imposent des rhumatismes séculaires et dans le « Aïe! » grimaçant d'une douloureuse sénilité forcée à la circonspection, l'Antique Routine Sociale me crierait volontiers par la voix de ses argousins : « Au nom de la Loi je vous arrête », ce qui ressemble assez à:
 — En garde!défends-toi!
 — Mais je n'ai point d'épée!
 —Tant pis! Vlan!
 Et encore un ennemi sur le carreau. J'ai connu des Don Juan de cette trempe! Les filles seules en étaient strapassées! Mais ce qu'ils s'en faisaient gloire de ces marines estrapades de haute vergue!
 Etre brave? Cette faculté s'augmente-t-elle par l'exercice, comme le biceps? A entendre certains faussets qui s'entraînent à l'insolence et chantent de plus en plus fort en traversant le bois qu'est la vie, je le croirais assez!
 Tel poltron deviendrait-il brave de par cette lâcheté envers le préjugé : aller sur le terrain? J'en doute! Alors quel fanfaron nous vaudrait son affaire!
 « A la première bataille, disent les vieux du service obligatoire, les bleus saluent les balles de la tèête et... d'ailleurs! mais après on n'y pense plus. »
 Je ne sais, ne m'étant trouvé qu'une fois à identique fête et très à l'improviste, puisque ce fut en temps de paix. Je me sentis pâlir, mais point broncher. Et, ma foi, je raisonnai assez froidement le danger pour que l'inconscience de mon pantalon n'en fût mie salie. De cette instinctive attitude inférer ma bravoure ? que non pas! Je n'ai point telle jactance ; sais-je si d'autres périls ne me trouveraient pas peureux? D'ailleurs je ne tiens nullement à renouveler l'épreuve. Serais-je donc plutôt lâche?
 Eh bien! va pour lâche ! je suis ce que je suis. Mais je reste de l'avis des bossus à cet égard: si bien conformé qu'il naisse, je ne reconnais à aucun le droit de railler ma native difformité, et il ne faudrait pas qu'on vînt..... oh ! ne craignez rien, je suis lâche et vous vous dites braves!
 Si lâche je me juge, qu'insulté très gravement, que même poursuivi par un implacable ennemi de tenaces calomnies, je ne confierais jamais mon sort au quadruple arbitrage de témoins indifférents, ou avides de procès-verbaux, dont en définitive deux seraient plutôt mes amis. Ces bonnes gens, très susceptibles de déterminer si l'injure reçue vaut une blessure vengeresse soit au bras soit au cœur, m'assisteraient — assisteraient serait mieux — trop désarmés pour imposer à la fatalité la sanction que leur intime sentiment d'équité aurait pu concevoir.
 Pour être sûr, bien sûr de la revanche qu'on exige, le plus logique est d'assassiner. Oui, d'assassiner! de s'exposer au scandale des « Assises », de comparaître pour s'être débarrassé de qui vous gênait, comme on se débarrassera de vous si vraiment votre acte a gêné la Société.
 Pour ainsi agir, et quant à moi, encore faudrait-il que ma violence eût été longuement banderillée! Mais, alors, ma patiente bonté, devenue vindicative, sans doute rendrait et exécuterait la sentence de mort qu'elle reproche à tout homme assez faible pour la proférer!
 Et ce serait encore de la lâcheté!
 Hélas! Condamner à mort!
 Quel aveu de chétive infériorité, puisque c'est par terreur de Lui qu'on supprime l'Adversaire! Lui qu'on aime peut-être plus que personne!
 En vérité! en vérité! citation en justice, réparation d'honneur, déclaration de guerre, tout cela se tient : ce sont de féroces défis!
 On joue!
 Magistrats et avocats, directeurs et seconds, rois et stratèges règlent les coups sans jamais les recevoir!
 Et qui gagne?...
 Le hasard, c'est-à-dire Tout excepté vous — à moins que ce ne soit une supérieure hypocrisie, une botte savante ou une tactique habile. Et voilà contre quoi vous jouez, et pour quoi? pour les enjeux !
 Voyons les enjeux! mais, avant, posons cette triplice de principes:
 1° Si vous êtes joueur, ne me forcez point à l'être;
 2° Si je sais mieux jouer que vous, je vous dévalise;
 3° Si je sais moins, je suis détroussé.
 Voilà donc les enjeux ! Insistons. Riche, je puis perdre jusqu'à regagner. Pauvre, je ne puisque perdre jusqu'à tout avoir perdu ! A moins que, d'un coup traître, je nettoie mon riche! C'est presque tricher, cela!
 Un imbécile veut aligner ses jours contre les miens ! Nenni ! Je suis certain d'être roulé! Et qui s'avoue imbécile ? Et qui ne se flatte point de m'être supérieur?
 Eh bien, voici qui tranchera tout: ne jouez que contre la foule: c'est encore la meilleure bravoure que nous sachions ! Si vous nettoyez d'un coup le Riche imbécile qu'est la foule, — vous le pauvre! — bien que vous ayez triché, personne, pas même Elle, ne vous en voudra. Elle vous admirera, au contraire. Et dût-elle s'en fâcher que vous lui pourriez répondre: Nos enjeux étaient les mêmes en somme; imbécile ou génial, quoi que je sois, j'étais sûr de trouver en toi tous les imbéciles et tous les génies ; tu as perdu. Tais-toi ! — Et, du reste, elle se tait bien respectueusement!
 Puis de ce duel héroïque contre la multitude quelques-uns sont sortis vainqueurs qui nous ont laissé d'immortelles œuvres à défaut de cadavres. Cela, c'est indéniablement mieux qu'occire ses contemporains, je suppose.
 Oh, quiconque tuerait le duel aurait un peu plus droit à nos respects que ceux qui en vivent ou en sont morts!
 Eh bien, il n'y a qu'un moyen de tuer le duel! Non point le combattre par des arguments que le moindre frisson de vanité mettrait en fuite; par des lois? elles n'ont jamais, quand elles ne les créent pas, que pimenté les crimes et les délits; mais par des actes, par le fait, comme disent les néo-sociologues individualistes.
 En fait, et en héroïque exemple, je veux ériger à la face de tous un individu qui m'est très antipathique — peut-être parce que j'ignore l'homme — mais que j'admire énormément, — sans doute parce que je connais ses œuvres!
 Ce moderne prototype du brave, c'est M. Léon Bloy, le désespéré, le maudit ou mieux l'interdit.
 L'interdit, oui; et ne point dire que ce soit à ses géniales injures plus ou moins motivées qu'il doive de traîner au cou l'épouvantante sonnette des lépreux, que ce soit à une basse envie de ses gigantueuses œuvres qu'il doive de passer pour un sordide père fouettard chez cette morveuse bande de lettriculteurs que nous connaissons trop. — Non !celui qui fait les jésuites et les francs-maçons se signer de concert, celui que la fuite de tous les échos a fini par emprisonner dans le silence, n'est interdit que pour n'avoir point déféré à la conventionnelle lâcheté de se battre. M. Bloy, au péril de ne pouvoir vivre, ou même d'en mourir, n'a point reculé devant la moutonnière réprobation de son époque.
 Comme cela le crucifie au-dessus de ses ennemis!
 Eh ! Qu'ils prennent garde, ses ennemis! Tous les gibets se voient à distance, bien qu'on essaie d'enterrer la guillotine en cet hypocrite temps de couardephilanthrophie (!). Le Fait attire la persécution comme le paratonnerre la Foudre. Tombée, il la domine. De même pour le gibet.
 N'estimez-vous pas vraiment beau ce supplicié entre tant de larrons; les mauvais : ceux qui prétendent que le duel est le plus propre moyen de recoudre son honneur et vous crient : Allez, Messieurs ! les bons : ceux qui sentencient que le duel est une déplorable absurdité, mais affirment qu'ils se battraient tout de même.
 Oh, les bons larrons! Je me suis toujours et surtout méfié de ces gens-là ! Aussi, qu'ils se tiennent ou non pour insultés, je ne crains pas de leur cracher cette parole sans excuses possibles, puisque je ne me bats pas: « Je hais plus leur semblant de tolérance résignée que la vaine forfanterie pourfendeuse des autres ! »
 Ah! pauvres gens! Au-dessus de tant de faux braves, vive le crânement lâche!


P.-N. Roinard.


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