Au Théâtre Libre février 1891

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Alfred Vallette, « Au Théâtre Libre », Mercure de France, t. II, Fevrier 1891, p. 121-122.


AU THÉÂTRE LIBRE


 La Fille Elisa, pièce en trois actes, en prose, tirée par M. Jean Ajalbert du roman de M. Edmond de Goncourt. — Conte de Noël, Mystère moderne en deux tableaux, en prose, par M. Auguste Linert.
 La tâche était assez malaisée de transporter à la scène la Fille Elisa, non un roman au sens propre du terme, mais — comme tous les ouvrages que M. Edmond de Goncourt écrivit seul — une étude, une monographie de minutieuse notation physio-psychologique. Au point de vue du théâtre « selon la formule », donc, aucune péripétie en ce livre, et en tout cas nulle unité d'action — si tant est qu'il y ait ici une action — puisqu'il s'agit de toute une vie, et qu'une vie totale, si vide fût-elle, n'évolue point en une action unique. L'unité est ailleurs, tout au fond de l'œuvre : surabondant motif pour que telle critique, parmi le fort tapage suscité jadis par La Fille Elisa, allât jusqu'à dénier à M. de Goncourt l'unité de conception! — Or, de quelle façon M. Ajalbert, qui ne peut apporter au théâtre tous les développements psychologiques de M. de Goncourt, donnera-t-il l'impression synthétique du livre ? Fort habilement, à la vérité, en inventant une plaidoirie qui contient en substance la psychique de l'œuvre.
 Au premier tableau, Elisa est en promenade — car c'est jour de sortie — avec quelques compagnes, et, tout en batifolant sur des verdures, on la blague de son « béguin » pour le pioupiou Tanchon, qui la rejoindra tout à l'heure. Cette scène est capitale : deux ou trois mouvements de colère et de rage d'Elisa, provoqués par ces plaisanteries anodines en somme, décèlent à la fois la nature de ses sentiments pour Tanchon, véritable amour et non simple caprice, et son irritabilité nerveuse d'hystérique. Cette scène, dis-je, fait comprendre le meurtre du pioupiou, alors qu'il veut posséder quand même Elisa en mal de sentimentalité et qui se refuse obstinément. — Le deuxième tableau : la cour d'assises, est tout entier rempli par la plaidoirie du défenseur d'Elisa, qui résume aussi complètement que possible la psychologie de l'accusée et les idées de M. de Goncourt (des lieux communs aujourd'hui) sur les filles soumises. L'étude de la prostitution finit là. — Le troisième tableau montre la prison où la condamnée achèvera de vivre : l'étude de l'abrutissement de l'être reclus et assujetti au « régime du silence absolu » commence ici dans le roman, commencerait aussi dans la pièce si l'auteur avait traité autrement et mieux ce que l'auteur du livre — « livre de vérité et de compassion », dit très bien M. Delzant dans son ouvrage : Les Goncourt — a, lui, si parfaitement traité. Comment M. Ajalbert n'a-t-il pas senti que la scène, qui pouvait être si poignante, perd toute grandeur et devient quasi grotesque avec la gasconnade de cet insupportable directeur du pénitencier, et que ce ridicule bavardage empêche précisément de naître la compassion que M. de Goncourt a voulue chez son lecteur ? Lourde faute à coup sûr, tare déplorable au même titre que la scène de la faiseuse d'anges dans En Amour, le dernier roman de M. Jean Ajalbert. De plus, il est certain que l'entrevue d'Elisa et de sa mère — un bon Forain — manque tellement de vérité en la forme, sinon au fond, qu'on est plus disposé à rire de la maman qu'à s'apitoyer sur la fille, ce qui est contraire encore au but souhaité.
 L'interprétation de cette pièce a été excellente. Mlle Nau exprime d'une façon saisissante des choses difficiles : par exemple, au premier tableau, la diathèse nerveuse d'Elisa. M. Antoine plaide avec éloquence, une éloquence rase, d'une voix un rien trop brève ; le geste aussi est trop anguleux et pas assez ample : M. Antoine n'émeut pas, il convainc, et en cour d'assises ceci ne vaut pas cela. Pour une fois, donc, M. Antoine, dont nous aimons tant le naturel en d'autres rôles, aurait pu être un peu plus acteur. M. Janvier est un Tanchon parfait, parfait.
 Que dire du Conte de Noël de M. Auguste Linert ? La fameuse tranche de vie ne devient de l'art qu'au moment où elle cesse d'être photographique pour être synthétique et suggestive ; — et si l'on ne tient compte de l'antithèse (comme trop puérile;) incluse en cette pièce, il ne reste plus qu'un fait-divers peu intéressant, invraisemblable d'ailleurs et maladroit. Invraisemblable, parce qu'une paysanne ne fait point lit à part et ne saurait cacher une grossesse à son jeune mari, qui l'aime et avec qui elle est unie depuis seulement quelques mois. Maladroit, parce que, au deuxième tableau, il y a disproportion de durée, différence de composition si l'on veut, entre la scène (raccourcie et condensée) de l'accouchement et celle (naturelle) de la fête dans la maison voisine ; c'est assurément le déséquilibre entre ces deux actious simultanées bien plus que la violence de l'antithèse qui rend si intolérable le chant des jeunes filles. Je ne crois pas douteux que M. Linert, qui prouve en plusieurs passages des qualités d'observateur et d'écrivain, ne voie maintenant ces évidences. La pièce fut jouée admirablement par M. Janvier, MMmes Daubrives, excellente daus le terrible épisode de l'accouchement, Barny, Lefrançais, etc. Il est impossible d'être plus vrai que ne l'a été M. Janvier : pas un mouvement gauche, pas une fausse intonation, et rien, absolument rien du trois fois saint traditionnel — si assommant. Seul M. Antoine sait être ainsi nature.
 Je constaterai pour finir les prodiges de mise en scène que réalise le Théâtre Libre : la rue de village (2me tableau de Conte de Noël), la salle d'audience et la pièce où travaille Elisa dans la prison, sont particulièrement remarquables.
 Le programme était signé Forain et Chéret.

Alfred Vallette.

 
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