Au Théâtre d’Art. - A l’Association des Etudiants

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Alfred Vallette, Pierre Quillard, « Au Théâtre d’Art. - A l’Association des Etudiants » , Mercure de France, t. II, n° 17, mai 1891, p. 300-307.





THÉÂTRE D'ART



 Le Théâtre d'Art, définitivement sorti de ses langes le soir des Cenci, s'affirme l'entreprise dramatique la plus originale de ce temps. Sa dernière représentation — la cinquième en comptant les deux qu'il donna sous le nom de Théâtre Mixte — si vraiment artistique, si audacieuse avec La Fille aux mains coupées, lui a conquis des sympathies précieuses : M. Paul Fort n'a plus qu'à continuer son œuvre pour grouper tous les talents qui seraient mal à l'aise sur la scène naturaliste du Théâtre Libre, et partant ne s'y risqueraient point. Voici, dans l'ordre de l'interprétation, les pièces au programme du 20 mars.
 Les Veilleuses. pièce en 1 acte, en prose, de M. Paul Gabillard. — Autour d'une idée jolie, c'est une scène naturaliste de fond, souvent romantique de forme. — Le sonneur d'un village est mort ; des femmes, des voisines, le veillent en compagnie de sa fille, qui pleure auprès du lit. Mais les heures sont longues ; la parlerie des femmes, d'abord grave et toute au sonneur, dévie en un jabotage sur leurs petites affaires ; elles rient parfois — aussitôt rappelées à la situation par la fille du défunt. Ce rôle austère de veilleuse, qui commanderait le silence, finit par leur peser, et elles profitent de l'arrivée de « la folle », un pauvre être sans famille et sans toit qui vit d'aumônes dans le pays, pour rentrer chez elles. La fille du mort reste avec l'idiote, qu'après d'énergiques refus elle a autorisée à demeurer. Cependant elle tombe de fatigue, se violente pour résister au sommeil, et l'autre lui persuade d'aller dormir : elle veillera seule. Rideau. La jolie idée est dans le mobile de la folle : un jour qu'elle errait par les chemins, selon l'accoutumée, le sonneur l'a prise, elle que nul ne regarde et dont personne ne veut; et de cette circonstance elle a un tel souvenir que le sonneur est pour elle comme le bon Dieu...
 M. Paul Gabillard prouve des qualités d'observation et possède l'art des nuances. Mais sa pièce gagnerait, j'imagine, à ce que la folle — l'éternelle folle des romantiques ! — fût une simple fille laide. Il n'était peut-être pas indispensable aussi qu'elle survint tout juste alors que minuit sonne, et que précisément ce soir-là éclatât un orage : moyens impressionnants sans doute, mais un peu surannés et puérils. C'est le gros reproche que je faisais naguère à M. Van Lerberghe à propos des Flaireurs.
 MMlles Lemorié (la folle) et Camée (l'orpheline) ont été parfaites. Quant aux veilleuses, MMmes Suzanne Gay, Dénac, etc., on n'a pas très bien entendu ce qu'elles disaient.
 La Fille aux mains coupées, mystère en 2 tableaux, en vers, de M. Pierre Quillard. Décor de M. Paul Sérusier. — Ce poème, inséré voilà cinq ans dans La Pléiade (Ier série) et qui est un des plus beaux de La Gloire du Verbe, le livre récemment publié par M. Pierre Quillard chez Bailly, est trop connu des lecteurs du Mercure de France pour que je le raconte — tâche périlleuse d'ailleurs et profane, car on ne touche pas au rêve des poètes... Je ne veux que noter la délicieuse impression qu'il a produite, et la hardiesse de sa mise à la scène. Sur ce dernier point, je ne saurais mieux dire que M. Marcel Collière, à qui j'emprunte le début de son article dans le journal-programme du Théâtre d'Art :
 « L'ordonnance scénique de ce poème est pour laisser toute sa valeur à la parole lyrique, empruntant seul le précieux instrument de la voix humaine qui vibre à la fois dans l'âme de plusieurs auditeurs assemblés, et négligeant l'imparfait leurre des décors et autres procédés matériels. Utiles quand on veut traduire par une imitation fidèle la vie contemporaine, ils seraient impuissants dans les œuvres de rêve, c'est-à-dire de réelle vérité.
 On s'est fié à la parole pour évoquer le décor, et le faire surgir en l'esprit du spectateur, comptant obtenir, par le charme verbal, une illusion entière, et dont nulle contingence inexacte ne viendra troubler l'abstraction.
 Aussi le dialogue en vers est-il enchâssé dans une prose continue qui dévoile les changements de lieux et de temps, indique les êtres, révèle les faits et laisse ainsi au vers sa fonction essentielle et exclusive : exprimer lyriquement l'âme des personnages. La prose, assidue coryphée, suit l'action ; elle la débarrasse de tout récit, de toute explication qui gênerait ou alourdirait son vol. Le chant ne contient que le chant. »
 On remarquera que cette ordonnance scénique, à peu près analogue à celle des tragiques grecs, est la première tentative en les temps modernes de simplification du décor. — Sur le fond d'or des Primitifs, un fond d'or au semis d'icônes naïves d'anges en prières, les figures se meuvent, lentes, rythmiques; elles disent, ou plutôt elles chantent leurs âme, et, quand elle se taisent, une récitante (debout, à gauche de la scène et en deçà du rideau de gaze) les explique d'une voix uniforme et monotone, ou bien le chœur épand une musique suave de paroles : la Voix de l'Invisible. Et de ces chants alternés l'âme des personnages surgit, concrète pour ainsi dire et quasi palpable.
 Le public, en majeure partie des poètes et des artistes, a beaucoup applaudi ce spectacle rare, une des plus pures jouissances esthétiques que je sache.
 Mlle Camée fut exquise en son rôle de vierge mystique, aux mouvements si lents et si « mélodieux », et elle a chanté le vers d'une façon que ne lui enseigna certes point le Conservatoire : difficulté de plus. J'eusse préféré Mme Gay (la récitante) plus monotone encore qu'elle ne fut, et M Paul Franck (le choryphée) plus « chantant ». MM. Prad, Beuve et Félix tenaient les autres rôles.
 Madame la Mort, drame cérébral en 3 actes, par Rachilde. — Cette pièce a le mérite de n'être point bâtie selon l'une des deux ou trois formules dramatiques habituelles, et elle est curieuse d'invention autant qu'intéressante par la psychologie du principal personnage, Paul Dartigny. D'une intelligence trop affinée pour s'avouer nettement matérialiste, il ne croit cependant plus à grand'chose au moment où il résout le suicide, et, dégoûté de tout après avoir essayé de tout pour se prouver l'existence supportable, il n'aspire alors qu'à l'anéantissement total de son être. Mais cette conclusion nihiliste de sa raison répugne à son imaginative, et une sorte de sens esshétique — non un vieux levain de foi — l'induit en la conception d'un au-delà païen, étrange paradis fait de calmes contrées dans une lumière trouble qui ne viendrait point du soleil, et où la Mort — une femme long voilée de gris-poussière, une femme très belle , grave et douce — est la maîtresse définitive, maternelle, câline, l'Absolue qui panse toutes les plaies et console pour l'éternité.
 C'est au second acte que se révèle cet état d'âme. Le premier a mis aux prises le pessimisme névrosé, aristocratique et artiste de Paul Dartigny avec le bourgeoisisme bon garçon, benoît et heureux de vivre de Jacques Durand : ce Jacques et Lucie, la maîtresse de Paul, synthétisent là les gens de nerfs placides, d'humeur quiète, d'esprit fermé au rêve, les gens de sens commun qui s'accommodent et même se satisfont du train des choses. Mais au second acte — qui est le rêve in articulo mortis de Dartigny et par quoi il assiste à son agonie — Lucie est l'apparence sous laquelle la Vie se manifeste au mourant pour lui reprocher de la volontairement quitter, s'efforcer à le reconquérir, la Vie qui combat la Femme voilée attendue depuis tant d'heures et enfin venue. Le « drame cérébral » est ici. A proprement dire, c'est la Vie et la Mort se disputant une humanité ravagée d'incroyance et qui, trop faible ou trop raffinée pour la résignation à la fin matérialiste, tâche à tromper sa misère spirituelle par de hasardeux mysticismes. Si le débat n'a point cette ampleur, il la suggère néanmoins. Tout le morceau est d'un mouvement dramatique et d'une concision remarquables. Au crescendo de passion de la Vie, la Mort oppose son implacabilité sereine; et un instant Paul faiblit, laisse échapper comme un regret :
 Paul Dartigny. — Ses cheveux étaient si longs!...
 La Femme Voilée. — Mon voile est encore plus long.
 Et lorsqu'enfin la Vie s'en va, clamant le désespoir de sa défaite en des appels éperdus, la Femme voilée est douce et caressante au pauvre amant. Mais il voit peu à peu se rétrécir l'au-delà de son rêve : la maîtresse ne se livre point, ne peut pas se livrer, et, impuissante à répondre à ses interrogations, ce sont des ambiguïtés qu'elle profère :
 Paul Dartigny. — Enfin peux-tu me dire qui tu es, toi, la Mort?
 La Femme Voilée. — Je ne sais pas.  Elle ne sait pas. Elle s'ignore. Elle est la Fatalité. Le paradis entraperçu, ces contrées de paix et de suavité où l'on aurait conscience de la perpétuité du repos, se brouille davantage, disparait presque en des amoncellements d'ombre. Que va-t-il advenir? — Il dormira.
 La Femme Voilée. — Pour toujours.
 Et d'un mouvement lent et dolent elle l'ensevelit en la nuit sans fin de son voile.
 Ce deuxième acte est, je crois, la page la plus complète, à coup sûr la plus élevée, que l'auteur ait jamais écrite.
 Lucie reparait au troisième acte avec Jacques Durand. Mais elle n'est plus alors une semblance, une projection du cerveau de Dartigny : elle représente, comme au début de la pièce, la moitié féminine du Tout-le-monde pratique et de sens commun dont Jacques incarne la moitié masculine. Et le rideau tombe sur la pitié quelque peu méprisante de ces deux êtres pour le pauvre fol, ces deux êtres qui sont l'Humanité inconsciemment cruelle au rêveur, si indifférente à des maux dont elle est l'abri et que d'ailleurs elle ne conçoit point.
 Beaucoup de personnes eussent aimé mieux que la mort de Dartigny achevât la pièce. Je ne discuterai point le plan de l'ouvrage. Je reprocherai seulement, au premier acte, un manque de concision qui m'a parfois donné l'impression d'un bavardage, et le romantisme de l'empoisonnement au cigare saturé de nerium oleander — bien qu'un tel suicide soit très possible scientifiquement et tout à fait dans le personnage de Dartigny.
 Mlle Camée, si vivante, jouait la Mort, enveloppée toute dans un long voile gris. Elle a dit les brèves phrases de son rôle avec infiniment d'intelligence, et a su conserver à la Femme voilée, même quand elle chasse la Vie avec des paroles violentes, même alors qu'elle se fait caresseuse et consolatrice, la sereine majesté que volontiers on imagine à la reine éternelle. La grâce du lent et grave mouvement dont elle enlinceule Dartigny a enthousiasmé la salle. — Mme Suzanne Gay (Lucie) est une parfaite maîtresse « sans cœur » : la fille qui a de la tenue et fait son petit métier avec une certaine décence. Mais je ne crois pas que la passion soit dans ses cordes : la véhémence n'est point de la passion. — Le masque amer et l'attitude hautaine de M. Paul Franck s'adaptent merveilleusement à la figure de Dartigny, qu'il a bien rendue; toutefois, an second tableau, peut-être eût-il dû s'efforcer à une diction spéciale, plus suave, qui signifiât que le drame est dans son cerveau et non sur la scène. — Il est regrettable que M. Albert Félix, dont je sais la conscience, pense utile, pour raison d'optique, d'exagérer sa mimique et ses intonations : après avoir fort bien compris la physionomie de Jacques Durand, il a perdu maintes de ses trouvailles en grossissant ainsi son jeu. — Il faut remercier M. Prad d'avoir accepté, par sympathie pour le Théâtre d'Art, le bout de rôle du docteur Godin. — Enfin M. Ricqmer a tracé la silhouette du domestique moderne, une sorte de fonctionnaire correct peu attaché à qui le paie.
 Le Guignon, poème de M. Stéphane Mallarmé. — Moins encore que de La Fille aux mains coupées je n'ai à parler du Guignon, qui est dans toutes les mémoires. Mais il était intéressant d'entendre dire sur la scène, par la voix souple d'une interprète qui sait au besoin désapprendre la diction classique, les beaux vers du maître. Mlle Camée y a remporté un grand succès, et les acclamations et les applaudissement dont on a salué le nom de l'auteur prouvent — une fois de plus — combien M. Stéphane Mallarmé a d'admirateurs dans les « générations montantes ».
 Prostituée, scène naturaliste en 2 tableaux, par M. de Chirac. — Est-ce une parodie ? Si oui, tout est pour le mieux. Sinon, ah! M. de Chirac est encore un peu loin de la littérature d'art. Je serais désolé qu'il en prît le moindre chagrin, mais je ne puis ne point constater que sa pièce est toute en ceci : le premier chapitre de l'Assommoir cousu à une scène postérieure du même livre, et ce non par M. Zola, mais par un Dennery mal en train. M de Chirac observera que je n'en veux nullement à ses mots grossiers, presque tous bien en situation — quoique inutiles. Mais quelles métaphores!... M. Prad, un excellent Coupeau, et Mlle Camée (et même le petit Fernand Rouquet, un bébé en chair et en os que j'ai revu l'autre soir dans le Camille Desmonlins de Marc Legrand) ont vaillamment tenu la scène jusqu'au bout, malgré les huées de la salle, vociférations, trépignements, sifflets, cris d'animaux, etc., etc.

 Programme illustré par Paul Gauguin et Paul Sérusier.

Alfred Vallette.


 A l'association des étudiants. — Le vendredi 10 avril, dans la salle des fêtes de la mairie du IVe arrondissement, en présence de peintures allégoriques mi-crème mi-fumée et d'un Sarcey vivant beau comme un jeune dieu, la troupe du Théâtre d'Art a représenté, pour l'Association des étudiants, à ses invités le Camille Desmoulins de M. Marc Legrand. Je conçois mal qu'on puisse faire parler en alexandrins les hommes de la Révolution; la prose — fût-elle « artiste » et d'Edmond de Concourt — s'accommode de toutes les niaiseries et de toutes les emphases, et peut-être ferait-elle revivre cette étrange époque de déclamations puériles et d'actes prodigieux. Mais le vers ne saurait, sans déchéance, exprimer telle ou telle manière de dire, spéciale à des individus déterminés : il semble destiné uniquement à proférer les choses éternelles. Si consciencieusement ouvré que soit le drame de M. Marc Legrand, il est en somme marqué d'une tare native et nécessairement on y devait trouver des vers regrettables :

Pour moi, nul ne pourra m'ôter mon encrier
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
M'enfermer tout vivant dans la médiocrité.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
On peut marcher au but sans tomber dans le gouffre.


 Ces erreurs ne sont point imputables au poète, mais au genre.
 Camille Desmoulins a été supérieurement interprété par M. Fenoux: une voix superbe, une grande noblesse de geste et d'attitude ; par M. Paul Franck: Robespierre après Dartigny, une figure sèche, une voix d'acier en coquetterie avec la nuque des suspects; et par M. Gauley. Mlle Camée — Lucile — doit être mise hors de pair : elle a dit les vers comme il faut les dire, d'une voix chantante et sonore : tour à tour mutine, tragique, attendrie, observant toujours le rhythme et ne permettant pas même à la passion de déranger l'harmonie des lignes, dans cette grande salle, sans décors, qu'elle emplissait toute de sa déclamation éperdue, elle apparaissait comme une vivante image de l'éternelle poésie, une de celles qui éveillent le frisson sacré — et les poètes la remercient pour la pure émotion d'art qu'ils lui doivent et qu'ils n'oublieront point.
 Après Camille Desmoulins venaient: Le Plumet, une comédie inédite de MM. Collias et Rémond où se trouvait au moins une idée heureuse, et une ineptie de Busnach et Gastineau. Mais, pendant l'intermède, une œuvre de pur génie nous a été révélée par M. Georges Berr; c'est une miraculeuse complainte : Sur les bords de l'Ohio, d'une fantaisie tellement excessive qu'elle put sans scandale exciter en même temps le rire inextinguible des poètes lyriques et la furieuse tempête d'hilarité qui secouait les flancs vastes — mais vénérables — de M. F. Sarcey, beau comme un jeune dieu.

P. Q.



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