Au théâtre libre

De MercureWiki.
 
Louis Dumur, « Au Théâtre Libre », Mercure de France, t. II, n° 13, janvier 1891, p. 53-54.


AU THÉÂTRE LIBRE


 Soirée du 26 novembre 1890. — L'amant de sa Femme, par aurélien scholl. — Monsieur Bute, par maurice biollay. — La belle Opération, par julien sermey.

 Quelques esprits fort ardents, encore jeunes et d'une illusion infatigable, s'imaginent que M. Antoine s'est engagé à leur offrir un chef-d'œuvre par mois. Aussi, lorsque la représentation n'a pas répondu à ce programme, crient-ils volontiers et très ridiculement à la trahison. Il est vrai — et c'est ce qui fait grand honneur à cette entreprise — qu'on ne va pas au Théâtre Libre comme on va dans la plupart des salles de spectacle de Paris : tuer une soirée, se distraire dans la mesure du possible et n'y plus penser. Chez M. Antoine, on vient chercher du nouveau, de l'inédit, du rare, de l'artistique, de l'intellectuel; la curiosité est vivement surexcitée, on cause de la pièce avant son apparition, on en discute après, on s'attend toujours à quelque événement. Mais, ce que l'on ne demande pas même à la Comédie Française une fois par an, comment l'exigerait-on du Théâtre Libre une fois par mois? Non, M. Antoine n'a nullement promis à son public des chefs-d'œuvre mensuels. Il s'est proposé seulement — et ce seulement est déjà beau — de doter la vie littéraire contemporaine de spectacles intéressants, composés hors de toute compromission avec les goûts de la plèbe, désintéressés, laissant aux auteurs l'intégrale liberté de leur pensée et donnant ainsi — autant que possible — la note juste sur l'évolution actuelle de l'art en matière dramatique. A ce point de vue, qu'elles soient fructueuses ou non d'applaudissements et d'éloges, les soirées du Théâtre Libre demeurent toujours caractéristiques.
 Celle du 26 novembre, la deuxième de la saison, qui a excité, plus encore qu'il n'est concessible, les malveillances peu spirituelles de la presse, si elle n'a rien mis au jour d'extraordinaire, a du moins maintenu à la hauteur habituelle les traditions (peut-on parler de traditions au Théâtre Libre?) de sincérité, de recherche, d'horreur du banal, de vérité dans l'interprétation, de courage, d'hospitalité en honneur dans la maison.
 Ce n'est pas que les trois pièces du programme méritent au même titre l'attention, soient dignes à un même degré de sympathie. Je ferais assez bon marché de l'acte de M. Scholl. Cet opuscule n'est remarquable ni par le fond, ni par la forme. Sa thèse — car, ô Dumas, c'est une pièce à thèse ! — pose qu'un mari, pour ne pas être trompé par sa femme, ne doit pas se contenter de l'embrasser entre les yeux et les épaules : ce qui se démontre par un souper fin et des tapisseries renouvelées. Admirez, ô moralistes! Le dialogue, très superficiel, est jonché de ces faux bous mots de l'esprit boulevardier, qui extraient un rire douteux au moment où ils sont jetés, et paraissent aussitôt si bêtes qu'on a honte de les répéter. La chose est exquisément mise en scène, et jouée à ravir par MMmes Sylviac, une savoureuse vicomtesse, et Régine Martial très experte, et par M. Antoine, qui a composé son personnage, avec une intelligence excédant vraiment la valeur du rôle.
 Si la pièce de M. Julien Sermet est une comédie, elle n'est pas assez comique ; si c'est un drame, elle n'est pas assez dramatique ; si c'est une satire, elle n'est pas assez satirique ; si c'est une fumisterie, elle n'est pas assez fumiste ; si c'est de la vie, elle n'est pas assez naturelle. Des choses excellentes et qui auraient paru d'observation profonde si elles avaient été mieux présentées : la scène des potins, pendant l'opération chirurgicale ; le retour des médecins après la non-réussite. A retenir le mot de la fin, bien déduit, et qui est du même ragoût que le : « A la bonne heure ! » du médecin de Monsieur Bute.
 Monsieur Bute, c'était le morceau de résistance. J'avoue ne pas très bien comprendre les critiques auxquelles cette pièce a donné lieu. Il me semble que l'étude de M. Biollay est, au contraire, fort judicieusement menée. Les événements s'y succèdent naturels, implacables, logiques, pour aboutir sans déviation à cette effrayante scène de folie et de meurtre, qui est une des choses les plus empoignantes que j'aie vues au théâtre. Cela est d'autant plus fort que les personnages ne sont point à proprement parler intéressants, qu'il n'y a pas d'intrigue de passion savamment excitatrice, que c'est la vie, aussi simple, aussi banale, aussi triste, aussi répugnante que possible, primentée seulement par l'étrangeté de la position sociale du héros. Pourquoi un bourreau? s'est-on écrié en chœur. Ce sont de ces questions qui m'ont toujours paru d'une inutile niaiserie. Il faut, je pense, accepter le sujet d'un auteur et ne s'occuper que de la manière dont il l'a traité.
 M. Biollay a voulu — et c'était son droit, n'est-ce pas ? — observer chez un bourreau un cas de folie causée par l'amour propre blessé à la suite d'une révocation brutale et injuste. Cela posé — qu'on ergote ou non sur l'opportunité de la matière — il faut reconnaître que M. Biollay a conduit son action avec intensité, discernement, justesse, puissance d'expression, trouvailles d'effets, haut comique de mots, et marché a son dénouement sans avoir rien laissé au hasard ou à la négligence. La place m'est trop limitée pour insister, pour montrer, par exemple, que telle scène jugée superfétatoire, comme celle de l'interview, si joliment menée par M. Antoine, bien loin d'être inutile, concourt nécessairement au strict développement du drame. On doit attendre beaucoup de M. Maurice Biollay. Ce qui l'a desservi, c'est le coté un peu spécial de sa donnée. M. Damoye incarne superbement le personnage de Fraulin. Remarquable aussi Mme Barny dans son rôle de vieille bonne.

Louis Dumur.


Outils personnels