Autour de la Conférence de Camille Mauclair sur Maurice Maeterlinck

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Saint-Pol-Roux, «  Autour de la Conférence de Camille Mauclair sur Maurice Maeterlinck », Mercure de France, t. V, n° 30, juin 1892, p. 156-162


AUTOUR DE LA CONFÉRENCE
DE CAMILLE MAUCLAIR
SUR MAURICE MAETERLINCK
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Le théâtre magnifique est le domaine des Idées Incarnées.

(Les Incarnations, Préface inédite de 1887.)

S.-P.-R.


 Magnifique vaillant, Camille Mauclair est un esprit rare et déjà fécond de la génération benjamine : il n'a pas vingt ans, et l'on sait des maîtres qui le considèrent et des valets qui l'envient. Il serait oiseux de prévisager l'œuvre à venir des Chérubin, il suffit de reconnaître que Mauclair, comme aussi les meilleurs de ses pairs en âge, ont gagné, dès leurs primes armes, une grandiose place dans l'estime des aînés.
 Serait-ce une génération d'Enfants Sublimes?
 Mais attendons qu'ils aient quitté la Chimérie tapissée d'illusions et d'hypothèses pour entrer dans l'expérience aux pluies et rayons nécessaires : la vie, n'est-ce pas l'hôtel-de-la-monnoye où, frappé au sceau de la personnalité, le lingot du rêve obtient cours dans l'espace et le temps immortels?
 Quoi qu'il advienne, on peut d'ores et déjà tenir ladite génération pour acquise à cette religion de la flamme divine à l'usage de l'homme, dont les résolus poètes se disposent à l'action spontanée de l'œuvre par l'œuvre. Prévenus contre l'extrême athée du réalisme, ces jeunes esprits viennent délibérément à l'Idéoréalisme, présomptif étincelant et salutaire des deux confessions ennemies.

 Le positivisme fut aussi moindre, écrivons relatif, en entier succès d'art que le métaphysicisme : deux domaines trop abstrait ou trop imparfait dans chacun desquels l'oisif égoïste et taciturne a pu se complaire, mais où le créateur éloquent et généreux perdait sinon la somme de sa vigueur du moins une part de cette somme. L'œuvre issue soit d'un matérialisme soit d'un idéalisme exclusif, je dis exclusif, est d'ordinaire, à franc juger, une œuvre incomplète, si voulue soit-elle, une moitié d'œuvre. C'est pourquoi la synthétique foule se montre insuffisamment convaincue par les coups d'aile de Pathmos et par les coups de pioche de Médan ; peut-être cela tient-il à ce que son esprit se sent exilé devant l'œuvre de matière brute comme ses sens se trouvent proscrits devant l'œuvre de transcendance pure : l'un et l'autre œuvres, pour être homogène chacune en soi, n'apparaissent pas moins à cet amas de corps et d'âmes, la foule, amputées et partielles.
 Il serait, je le conçois, facile de me lapider avec des chefs-d'œuvre empruntés d'une part aux réalistes et de l'autre aux idéalistes ; pourtant, sur le point de rendre le souffle sous tant de merveilles, je râlerais quand même que les chefs-d'œuvre engendrés par un génie conciliant à la fois la vision des apparences et la notion des idées seront chefs-d'œuvre davantage.
 Est-ce péché de souscrire au mieux ?
 Ce mieux, l'Idéoréalisme le promet ; il doit tenir parole.
 D'aucuns pourraient m'objecter tels drames glorieux. Ces drames, volontiers je les reconnais idéoréalistes ; néanmoins cet idéoréalisme de précursion n'est qu'un idéoréalisme, si je puis dire, d'avant la lettre ; il s'agit, dans ma pensée, d'un idéoréalisme autrement définitif et saisissable, bref il s'agit d'autre chose – que nous exposerons un jour.
 Qu'on ne s'y méprenne point, l'idéoréalisme n'est pas une citadelle de faiblesse, un système de concessions à ceci, à cela, un indigne « juste-milieu » où n'aurait que faire un poète fier, certes non, c'est le refuge légitime du génie, la patrie de l'audace, voire de la témérité, praticable aux seuls Prométhées : il y s'agit de l'au-delà descendu et de l'ici-bas relevé.
 Entre l'égoïsme de l'ange et l'égoïsme de la bête, l'idéoréalisme apparaît sous un aspect double de charité ; entre la basse-cour et la féerie, l'idéoréalisme exprime la villégiature de la Beauté chez l'homme rédimé.
 L'œuvre espérée, mon inébranlable conviction est qu'elle jaillira du creuset où l'idéalisme et le réalisme auront été jetés au nom de la perfection (1).
 Unité faite de tant de choses, telle une symphonie grande comme l'univers laquelle tiendrait dans la main d'un fantôme, l'art de demain sera peut-être indéfinissable universitairement. Qu'est-ce en vérité, sinon de couler du verbe en les tuyaux du Silence ? de gaver de chair les baudruches éparses de l'Absence ? de traire l'énorme mamelle du Mystère et d'en nourrir les Vivants, ces bébés de la Mort ? Qu'est-ce, sinon les Idées Pures arrachées au temple d'éternité par le Poète au cours de sa révolte ou de son héroïsme et moulées, durant leur étrange captivité, dans notre argile profane, qui, dès lors, moyennant une suprême métamorphose, suscitera des adorateurs et ne connaitra plus le trépas des choses périssables ? Qu'est-ce, l'art de demain, sinon Dieu pris comme otage et rançonné, sinon la révélation de la permanente Vérité qui, par cela même, sera la Beauté retrouvée ? (2)
 Voici que nous touchons à la grande loi des Magnifiques : l'Incarnation !
 Loi toute de joie artistique et, conséquemment, de vertu sociale.
 Incarnation : sculpture d'éternité, modelé de l'abstrait, plastique de l'absolu, architecture de l'infini !... là est le secret du théâtre nouveau dont la pensée fleurit depuis longtemps ma solitude et dont je crois ne devoir livrer la théorie sereine qu'après les dangers de l'aventure.

 D'ailleurs le Verbe, hors même du théâtre, le Verbe pris en soi appareille aussi pour la sculpturalité : la forme apparente, une sorte de lapidification, sera son triomphe futur. Poésie (création), la signification de ce terme n'est pas un mythe ; il est manifeste que sa créature sera sensible dans un avenir – lointain, il est vrai. La parole est appelée à s'objectiver. L'œuvre progresse vers un état de fruit, fruit réel chu de l'arbre de Pensée. Mais des temps et des temps sont nécessaires. Les mots prononcés depuis les origines par les générations d'hommes sont une seule et continue évocation, laquelle d'âge en âge amasse des forces virtuelles, si bien qu'un jour, le pouvoir magique étant à son paroxysme, êtres et choses évoquées prendront corps, d'abord à peine, puis davantage, et ce corps finalement apparaîtra massif. La forme incontestablement naîtra de l'idée. Utopie, non pas ! C'est dans l'évolution universelle. Les reliefs de l'œuvre jusqu'ici latente s'affirment de plus en plus, ils se dégagent de l'incubation. Les trois périodes de notre art subjectif sont la période de brise, la période d’onde, la période de glace. Une visibilité s'accusant de siècles en siècles. Nos maîtres vécurent la période de brise, nous sommes au bord de la période d’onde, nos disciples très lointains connaîtront la période de glace, c'est-a-dire de tangibilité, la période sculpturale. Cette sculpture, qui plus tard sera réelle, n'est actuellement, par l'effort, que dans notre désir ; nous nous consolons devant la sculpture illusoirement préludive du Théâtre (3).

 Par ce temps de canailleries confraternelles et d'enthousiasme apeuré, on ne saurait assez rendre grâces au poète qui parle bellement d'un poète : tel Camille Mauclair de Maurice Maeterlinck.
 Avant ses Notes éparses sur le Barrésisme et son Essai de dramaturgie symbolique, pages d'un pénétrance forte, Mauclair avait publié sur Maeterlinck une étude qui charma les amis du poète de Gand.
 Au Théâtre d'Art, au cours de sa conférence, Mauclair nous offrit, avec une intense judiciosité, l'analyse et l'intime raison de la Princesse Maleine, de l’Intruse, des Aveugles et des Sept Princesses. Rappelons le sens subtil que le conférencier prête aux Sept Princesses :
 « Schopenhauer a écrit quelque part que le monde des Idées est semblable à une forteresse sans portes autour de laquelle un guerrier tournerait en vain. Mais, ajoute-t-il, il y a un souterrain par lequel on peut entrer au cœur même de la place. J'imagine que ce symbole va nous éclaircir bien des choses. La salle des Princesses, voilà bien notre monde idéal ; l'autre côté du mur de cristal, voilà bien le monde réel ; et ce souterrain, quel est-il ? Il y faut passer par les tombes des ancêtres. C'est donc la mort. Ce jeune prince qui, débarqué, voit le navire s'en aller, voit en même temps s'éloigner l'Action, il n'est plus ici que pour retrouver sa fiancée, ou, si vous le préférez, l'Idée qu'il rêve ; et voici qu'il ne peut passer que par la Mort pour l'atteindre. Mais comme sa forme matérielle ne s'est pas dissoute en ce trajet, comme il est resté un homme, dès qu'il touche son Idée, elle meurt, et les hommes restés de l'autre côté, dans le monde réel, assistent à cette mort sans pouvoir l'empêcher. »


 Plus loin, parlant du théâtre :
 « Certes, l'homme y conservera son thème individuel sur l'orchestration de la nature, mais l'homme ne sera plus étudié seulement dans sa manifestation humaine et dans une époque précise. Il deviendra l'Incarnation, l'expression agissante et parlante d'une Idée ; par là, réalisant un type éternel, il grandira sous l'effort intérieur de cette force qu'il incarnera. »


 Puis :
 « Voici qu'un Art est créé, en qui la peinture, la musique, le plastique, le rythme et la parole se symphonisent indissolublement, et tout le monde est appelé au théâtre. Ce jour-là, ce n'est plus à des consciences solitaires et méditant sur un livre que le Poète s'adresse, c'est à cette Ame de la Foule qu'il adresse la Parole. Et ce jour-là, il n'est plus temps d'étudier, d'analyser ou de livrer au spectateur des vérités partielles et des certitudes fragiles : en qui chacun de nous pourra se reconnaître et prendre conscience de lui-même ; c'est une Vérité en qui chacun pourra s'abreuver et vers qui tous pourront aller, comme les organismes au grand Soleil. »


 Le sympathique conférencier n'a pu nous entretenir nettement de l'idéoréalisme, sentant sans doute que Maeterlinck, pour tout enclin qu'il y soit, hante encore, à vrai dire et malgré telles scènes d'exception, la spéculation propre. Dès que l'idéoréalisme l'aura pénétré, Maeterlinck, alors grand dramaturge dans tout le marbre de l'expression, épousera l'immortalité. Pour nous avoir montré les causes par leurs seuls effets à travers un art délicieusement subtil où l'Idée rôde, occulte, Maeterlinck ne nous offrit jusqu'ici que les fêtes galantes du Tragique et ne nous fit savourer que le menuet de la Mort. Son génie est tout de suggestivité, génie qui indique ne voulant réaliser ; de la sorte, il obtient d'étranges nuances dont le secret lui appartient ; mais, faute d'un corps à corps résolu, une terreur rose plutôt qu'une terreur noire persiste en son spectateur : on peut faire des bouquets avec les fleurs de ses divins cimetières, — c'est un charme de plus, charme inattendu.
 Maeterlinck est un musical.

 Le théâtre se peut définir le gymnase des Idées, et l'on comparera raisonnablement la scène à une place d'Athènes dont les statues seraient vivantes.
 Point ne suffit au dramaturge d'insinuer les coups d'aile des aigles invisibles ; avant de rassembler la foule, il doit avoir, au préalable s'entend, capturé ces aigles, et nous devons les contempler dans la cage du décor, quel qu'il soit. La fatalité ne saurait rester dans les frises, son rôle est d'ambuler sur les planches banales. Le théâtre n'est pas un art concave, mais convexe ; il est encore l'art du raccourci des distances. Le gland en puissance y devient le chêne en acte. Que le dramaturge se dévoile donc entièrement, tel un Slave qui se confesse, et que son œuvre soit une synthèse massive offerte sous toutes ses faces et dans ses multiples variations. Montrer les phénomènes, c'est bien ; montrer leur substratum, c'est mieux encore. Un drame est une série de pugilats entre le transitoire et le permanent : idéoralisme ! Au théâtre, il sied que cela se passe ici, non là-bas ; il faut y être l’Évidence même, et la foule est à bon droit fille de saint Thomas. Le pur métaphysicien ressemble au mort de Goethe qui, soulevant le rideau, passe derrière et ne revient plus ; le dramaturge parfait, c'est un mort qui revient : son génie consiste à mourir à condition de ressusciter.
 Reprenant ce mot d'évidence, je déclare qu'il faut transformer la scène en alcôve de Son Altesse la Nudité ; il doit y avoir de la nuit de noces dans une salle de spectacle.
 Ces règles essentielles, Maeterlinck les pressent plus et mieux que personne. N'ayant point voulu, par une pudeur bizarre, nous divulguer encore cette Nudité, il nous a, grâce à un subterfuge merveilleux, plongés dans la nuit et nous a dit : Voyez avec les yeux de l'âme ! Cette Nudité, il la soumettra demain aux yeux de nos sens, et le soleil éclairera son oeuvre.
 Si j'exprimais toute l'affection dont j'environne l'auteur des Sept Princesses, je ne tarirais certes pas. Je l'aime pour sa force et pour sa probité. Joue-t-il pas glorieusement de la flûte d'ébène en notre Vallée de Larmes, ce noble berger qui regarde avec la prunelle naïve de ses agneaux et pour qui tout est loup ici-bas ? Ses phrases, sont-elles pas courtes et jolies comme des bêlements ?
 Un tel ami nous console d'une époque où beaucoup d'ignorants blasphèment et souillent cet art sacerdotal et premier, le Théâtre.
 Camille Mauclair écrivait un jour dans les Essais d'Art libre :
 « Saluons, en Maeterlinck, l'indéniable génie d'un de ces artistes que Saint-Pol-Roux, par une divination du Futur, a dénommés du seul nom qui conviendra leur épanouissement sur les âges à venir : les Magnifiques ! »
 Qu'on me pardonne cette citation ! Je la devais à la perspicacité de Mauclair qui s'autorise si bien de cette lucide phrase de Taine :
 — Les principes qui doivent régner sur les esprits à une certaine époque possèdent une force latente, et, à l'instant fixé pour leur éclosion, suscitent des hommes pour les incarner, les exalter et préparer leur triomphe.

Saint-Pol-Roux.


(1) Le subjectif dans l'objectif : art parfait où, par un voisinage étrange, semble presque se spiritualiser la matière et se matérialiser l'idée. — S.-P.-R.
(2) Le rôle du Poète consiste en ceci : réaliser Dieu. — S.-P.-R.
(3) La dive Beauté, que les mortels n'ont encore vue qu'avec les braves yeux de l'éphémère foi dans le temple abstrait de la chimère, les Magnifiques l'inviteront ici-bas le plus notablement possible. Ils veulent que, par la fée Poésie, la Beauté descende s'asseoir parmi les hommes, ainsi que Jésus s'asseyait parmi les pêcheurs de la Galilée. Déjà ces poètes regrettent le vieil avenir : éloigné Chanaan où les œuvres d'art seront des Idées sensifiées ayant l'existence vertu d'une source, d'un amour, d'un triomphe, d'une colline ou d'un océan, Chanaan où les Odes se mireront dans les fontaines, les Elégies déperleront sur les colonnes abattues, les Passions s'agiteront sur la scène des vallons. Oui, je prédis une époque lointaine où le pur Absolu descendra chez la Matière, pour, à la longue, s'y substituer, de par l'effort accumulé des poètes des siècles révolus. Oui, s'épanouira cette heure miraculeuse où, ayant été sollicitées chaque jour davantage par la génération des élus, mesdemoiselles les Idées voyageront réellement en notre monde.

(Enquête sur l'évolution littéraire, page 158 : S.-P. -R.)



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