Barnabé

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Louis Dumur, « Barnabé » , Mercure de France, t. II, n° 17, mai 1891, p. 294-297.


BARNABÉ




 Un vif tumulte dans le soir d'été. C'était son cœur qui battait à se rompre : de la joie en inondation, et de la frayeur presque — une frayeur ineffable — d'être si joyeux. Comme ses yeux intérieurs regardaient en lui-même, il vit un flot de lumière envahir son être et le remplir d'une incandescente magnificence. L'abondance de cet éclat aveuglait son âme ; il se sentait sombrer en un vertige éblouissant ; tout s'écroulait de lui en violentes cascades d'or.
 — O ma vie  ! cria-t-il.
 Le dernier déchirement terrestre se produisit. Il se trouva tout à coup dédoublé. Il lui sembla voir se profiler sur le lit sa forme maladive, et, autour d'elle, des ombres se pencher en pleurant. Sombre, trop sombre était ce décor extérieur : mais en lui vibrait tant de rayonnement, que ces ténèbres n'épouvantaient peut-être que par contraste. Et peu à peu, dans un enchantement, et par lents dévoilements successifs, se manifestait un milieu nouveau, merveilleusement fertile en sensations radieuses, dont celles produites par la matière ne donnaient qu'un informe aperçu.
 Il hésita, comme au sortir d'un rêve, à éprouver sans scrupule la suavité de ces impressions bienveillantes.
 Il chercha d'abord à se ressouvenir.
 Comment s'appelait-il, dans ce rêve bizarre, troublant, long, amer ? N'était-ce point Barnabé ? Oui, oui, il jouait un personnage de ce nom, Barnabé ! Il avait été Barnabé. Il venait de souffrir un martyre horrible : une suffocation qui avait duré quinze jours. Ce devait être une fluxion de poitrine. Oh ! quelle angoisse ! quelle angoisse ! Râler, chercher haletant à ressaisir une respiration qui se dérobe, aspirer enfin le vide, s'épuiser en efforts pour apaiser cette soif d'air qui enfièvre le sang, et la sentir augmenter d'heure en heure jusqu'à l'extrême consomption : quelle épouvantable torture ! Tout s'était brouillé dans cette fin atroce de son rêve. C'est, sans doute, n'en pouvant plus, incapable de subir davantage, qu'il s'était alors éveillé, ahuri encore de ces catastrophes récentes et terribles.
 Avant cette effroyable maladie, d'autres événements s'étaient succédés : et il se les remémorait, remontant de l'un à l'autre, jusqu'aux confins extrêmes du souvenir, au-delà desquels il ne percevait plus rien que d'obscur.
 Il devait avoir vécu cinquante ans : c'est, du moins, l'âge que lui laissait dans l'esprit la dernière notion lucide qu'il avait des choses. Sa face de vieillard précoce portait une barbe déjà toute blanche, tandis que sa moustache restait à peu près brune. Cette barbe en avance du coté de la tombe l'avait toujours beaucoup troublé. Il ne possédait plus de cheveux que deux bandes floconneuses autour des oreilles. Ses yeux avaient jadis été beaux, et il en avait conçu quelque vanité ; mais, avec le temps, ils étaient devenus chassieux, et l'un même, fermé à demi par une blépharite, n'était plus utile à la vue. Divers malaises tourmentaient fréquemment son corps ; diverses incapacités paralysaient ses désirs. Il souffrait chaque fois qu'il se départait d'une hygiène rigoureuse ; il n'osait manger au-delà d'une limite fort exacte ; la boisson le mettait à bas ; s'il s'occupait d'un travail intellectuel plus d'un nombre restreint d'heures, un flot de sang affluait à ses tempes et les battait précipitamment.
 Ces misères physiques se compliquaient d'infortunes morales. Des embarras d'argent empoisonnaient son existence. Etait-ce assez navrant d'avoir, tant d'années, travaillé pour aboutir à une si pitoyable décadence ! De mauvaises affaires l'avaient à peu près ruiné ; et son courage défaillant ne lui laissait pas l'énergie de reprendre position dans l'implacable bataille des intérêts. Sa sensibilité exacerbée ne supportait ce malheur qu'avec plus de honte et de poignante humiliation. L'idée fixe de sa ruine labourait son cerveau et y semait la folie.
 Ce Barnabé n'avait-il point une fille ? Eh oui ! Une fille dont le mariage avait été irrémédiablement compromis par ces pertes d'argent. La pauvre enfant ! Quels consistants remords l'étreignaient, lui, son père, à la pensée toujours rongeante qu'il était la cause de sa lamentable destinée. Il traînait après lui la vision de ces deux grands yeux voilés qui lui reprochaient muettement son peu de soin du bonheur de sa famille. Que de larmes versées ! que de soucis désespérants !
 Sa femme encore : cette femme qu'il avait tant fait souffrir, et par laquelle il avait tant souffert ! Oh ! comme tout cela, cette combinaison de personnes, de choses, d'événements autour de lui, était odieux ! Sa femme particulièrement, avec sa présence continuelle, sa patience d'ange, sa douceur tenace, sa sévérité de caractère, ses plaintes dissimulées, mais qu'il n'apercevait que trop, lui était un supplice, d'autant plus dur qu'il était inavouable. Il se voyait prisonnier de cette femme, elle l'enserrait de mailles inextricables, sa voix monotone clapotait sans cesse à ses oreilles, son regard froid le poursuivait, le scrutait : et il ne trouvait pas un mot à dire, tellement cette tyrannie était pratiquée avec une constance impalpable.
 Délaissant ces impressions, si fraîches qu'elles lui serraient le cœur, ce fut un Barnabé plus ancien, moins misérable, moins gris, mais toujours chargé d'épreuves, qui revécut dans cette aiguë et rapide réminiscence. Il repassa les phases de son activité, se rendant compte de l'inutilité de son labeur, revoyant avec honte les péripéties nombreuses, gonflées d'espérances déçues et de vaines tentatives, par où l'avaient traîné ses petites ambitions. Que d'efforts il avait dépensés pour se créer une aisance, debout du matin jusqu'au soir, la tête bourrée de chiffres et l'imagination encombrée de projets ! Que de tracas ! que d'incertitudes ! que de surexcitations! Que cela faisait mal aux nerfs, rien que d'y songer !
 Puis, ce furent des faits plus saillants, qui ponctuaient, comme des points de repère, cette longue, terne et mauvaise existence. Qu'ils paraissaient ridicules, à distance !
 Il se rappela son duel. Et, tous les incidents de cette minuscule histoire se représentant avec une particulière netteté à son esprit, il se demandait avec pitié si ce n'avait pas été, hélas ! la page capitale de son pauvre roman : sa personne discutée dans une feuille publique, son nom accolé à des épithètes malsonnantes, son honorabilité suspectée, sa colère d'homme flagellé, son embarras sous l'attaque, son recours aux armes, la promenade matinale dans une petite bruine transperçante, sa crispation d'âme en face de la vibration luisante de l'épée, sa blessure, dont la guérison interminable l'exaspéra et dont les suites l'inquiétaient encore dix ans après.
 Il se rappela la naissance de sa fille, cet enfant attendu et qui aurait dû être un garçon. Quels soins vigilants avaient entouré l'être faible et captivant, source tout d'abord d'une joie immodérée, objet ensuite de soucis infinis ! Le bas âge avec ses misères criardes, l'éducation avec la surveillance de chaque jour, l'adolescence et ses dangers, l'heure enfin sonnée de se mettre à la recherche du mari, les déboires et le risque de plus en plus grand pour l'infortunée de rester vieille fille : et les années avaient coulé ainsi, gaspillées à de menus devoirs, émiettées en d'humbles et quotidiennes besognes, qui laissaient ressembler le temps à une insipide et continue pluie d'automne.
 Il se rappela son mariage : ces fiançailles mi par raison, mi par amour avec une parente éloignée qui lui apportait une petite dot et menaçait de constituer dans toutes les règles ce qu'on appelle une bonne femme. Presque heureux, presque ému, le jour de ses noces, il avait sincèrement cru aux vœux formulés autour des époux par la cohorte larmoyante des deux familles. Comment, par quelles insensibles dégradations en était-il arrivé à ne plus respirer dans le mariage qu'une atmosphère lourde, enfermée, pleine de miasmes ?
 Il se rappela plusieurs traits de sa jeunesse, avec moins de déplaisir que le reste, peut-être parce que cette époque était plus éloignée. Enfin, il revit vaguement son enfance, l'enfance de ce personnage Barnabé qu'il avait été, qu'il était encore, tant ses dernières manifestations se confondaient avec ce qu'il éprouvait, lui, lui qui pensait.
 Ces souvenirs se pressèrent et se bousculèrent étrangement dans son esprit. L'impression qui s'en dégageait était triste : comme de quelque chose de douloureux qu'on a vécu et dont on vient seulement d'être exonéré.
 Mais, ainsi qu'au réveil après la morosité du cauchemar, la conviction de cette délivrance s'imposa dans un éclat de joie de plus en plus lumineux. L'évidence splendide du grand jour repoussa victorieusement dans un abîme de moins en moins reconnaissable les affres de ce qui s'était passé. L'immensité ensoleillée de gloire s'ouvrait. C'était l'oubli : c'était la Vie.
 D'une dernière souvenance jetée au mélancolique tableau, il aperçut encore le lit avec sa forme maigre et pâle de Barnabé. Il crut voir s'agiter confusément les ombres, et distingua ces mots gémis dans des sanglots :
 — Il est mort !
 Alors, soulevé d'une allégresse infinie, il s'élança dans les régions nouvelles — ou retrouvées.

Louis Dumur.
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