Bernard Lazare

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Pierre Quillard, « Bernard Lazare», Mercure de France, t. IV, n° 27, mars 1892, p. 248.


BERNARD LAZARE
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En quel pays? Mystérieux ou précis, lointain ou proche, voilé de moelleuses brumes, illuminé de chaudes clartés? Partout peut-être: nulle part aussi. En un pays.
B. L.


 Il y a toujours une sorte d'appréhension à voir réunir sous un même titre des œuvres jadis éparses et dont on avait goûté le charme individuel : elles pourront se nuire réciproquement, et, dans la nouvelle atmosphère que crée autour d'elles cette vie désormais commune, se décolorer par l'ambiance et prendre un aspect inattendu. Avec cette crainte, j'ai ouvert le Miroir des Légendes (I) comme un livre neuf, inconnu, qui ne fût pas défloré déjà par la violation préalable d'un souvenir trop exact; à peine du plaisir d'autrefois avais-je consenti à garder la curiosité inquiète de savoir si entre les feuillets encore intacts sommeillait l'avorton chétif et rudimentaire d'un monstre voué à la mort immédiate ou la gloire future d'une pensée organique et harmonieuse. Quand j'ai refermé le livre lu en tremblant, l'impression m'est restée non d'une hydre, mais d'une belle amazone, pensive et farouche, qui levait sans effort vers le ciel ; glaive triomphal, et portait bravement son riche harnais de guerre, encore qu'à mon gré le poids de l'armure surchargée de joyaux donnât à son geste et à sa démarche une roideur un peu hiératique et d'apparat. Telle, à mesure que je tournais les pages, lentement, l'image émergeait de l'ombre, prenait corps et s'enfermait dans l'étincelante gaine de métal, telle je la vois maintenant. Mais de quelles analogies es-tu née et pourquoi te penches-tu ainsi vers moi, mystérieuse figure, toi et non une autre? Pourquoi ? Je le sais et tu es bien l'effigie de l'œuvre qui t'a évoquée.
 A cette heure où nos oreilles sont assiégées par les clameurs adverses des hordes naturalistes à l'agonie et du troupeau bêlant et brayant des gens qui se proclament vertueux, la joie n'est que plus vive d'entendre la voix rhythmique de la légende, étrangère à la bassesse et à l'ineptie. Ailleurs, dans la contrée des Formes pures et des idées éternelles, M. Bernard Lazare s'en est allé, et il répète maintenant les paroles qu'il a entendues dans son rêve d'art. C'est là, semble-t-il, le devoir strict de quiconque s'arroge d'écrire ; mais puisque les niais affirment que l'art ne vient que par surcroit, comme un luxe inutile et presque blâmable, s'adjoindre à la pensée, il faut bien indiquer que cette condition essentielle du désintéressement esthétique est observée, de la première à la dernière ligne, dans le Miroir des Légendes. Non que toutes les parties soient d'égale valeur: mais toutes attestent le souci de la beauté.
 C'est là une qualité commune à tous les artistes consciencieux, qualité presque négative et qui n'acquiert son importance que par un heureux succès de l'effort: je dois donc dire comment M. Bernard Lazare a exprimé ce qu'il concevait et quelles sont ses affinités intellectuelles. On pourrait peut-être diviser les esprits en deux grandes catégories : les uns sont surtout frappés par les relations abstraites des choses; dans le spectacle du monde et de l'homme, ils ne distinguent guère que le monotone déroulement des lois ; les autres s'attachent plutôt au décor et se laissent distraire par la richesse des couleurs, la grâce des attitudes, le chatoiement des costumes. Certains écrivains appartiennent d'une manière exclusive à l'une de ces deux catégories, et ne peuvent être compris que par les intelligences de leur ordre: Kant et Victor Hugo par exemple. Par une méprise assez fréquente, il adviendra qu'on reproche à Hugo de ne point penser parce qu'il ne se représente l'univers que par des images: mais c'est, en bonne foi, une forme de pensée aussi légitime qu'une autre. Le poète absolu serait celui qui réunirait harmonieusement ces aptitudes diverses et presque hostiles et qui pourrait satisfaire en même temps aux exigences des esprits les plus opposés. M, Bernard Lazare à tenté cette aventure dangereuse, et l'entreprise seule n'est point d'une âme vulgaire : il est vrai que par un assez rare événement le monde extérieur existe pour lui sans qu'il dédaigne la métaphysique. Il a donc voulu, dans une série d'amples poèmes en prose, rendre sensibles et vivantes des conceptions philosophiques.
 Telle est du moins l'évidente intention de ce livre; mais elle est si audacieuse qu'on ne saurait sans injustice reprocher à l'auteur d'avoir quelquefois failli, étant un homme: il importe cependant de signaler deux légendes moins parfaites, parce qu'elles montrent bien que M. Bernard Lazare serait, par nature, plutôt parent des écrivains plastiques. L'Offrande à la Déesse est un récit de la préhistoire, conforme aux découvertes les plus récentes ; Les Descendants d'Iskender, un conte oriental très somptueux; mais ici et là il serait vain de requérir rien que des tableaux exécutés avec beaucoup de science, d'imagination, de force et de charme. Ailleurs ce manque d'équilibre est moins apparent et ne se reconnaît qu'à de légères dissonances de langage : dans La Gloire de Judas, l'une des idées fondamentales du christianisme, la nécessité de l'amour même envers les coupables (plus que l'amour, car ne point pécher n'est que de l'orgueil) est symbolisée; pendant une cérémonie tumultueuse et hagarde d'hérétiques Caïnites, la prophétesse Quintilla lit aux zélateurs de Judas l'évangile attribué à Saint-Paul, évangile perdu où il est dit : « Les docteurs reconnaîtront qu'un criminel comme une pécheresse travaillèrent plus qu'eux au salut. » Il faudrait que l'évangile fût restitué en une langue simple, presque indigente, sans gloses et sans explications ; au lieu d'un texte nu, c'est un commentaire magnifique qui se déploie, glorifiant l'abjection suprême, le fils incestueux, le disciple qui trahit son maître et qui, malgré la Loi, se pendit dans le champ du potier : et une irritation un peu jalouse nous emporte, parce que les psaumes sont imposés directement qui n'auraient dû chanter qu'en nous-mêmes. L'erreur ici n'est plus dans le choix même du sujet, mais dans quelques mots trop éclatants. Et un peu partout, une fois averti, on retrouverait cette obsession de la grandeur et de l'effet, par exemple dans la complaisance à user de termes d'origine savante, de préférence à ceux qui se sont formés progressivement par l'obscur travail de la foule. Ainsi les adjectifs en teur sont multipliés peut-être à l'excès; il est vrai que cette particularité grammaticale révélerait aussi un caractère psychologique, la propension à agir, que les polémiques véhémentes de M. Bernard Lazare confirment rigoureusement.
 Mais ce sont là des traces infinitésimales, des résidus d'analyse qu'il faudrait peut-être négliger : on risquerait, a leur donner une portée qu'elles n'ont pas, de confondre un goût un peu vif, la crainte de paraître trivial, avec la passion puérile des archaïstes romans ; et une telle opinion serait souverainement grossière. On donnerait ainsi raison par avance aux pauvres critiques qui confondent encore la splendeur verbale et la vaine pacotille des syllabes insolites : et on ne saurait nier que l'injustice fût stupide et cruelle. Phrases vides et sonores, non pas ; et si peu qu'outre les pensées d'hier et de demain elles en affirment quelques-unes qui se prêteraient au besoin à l'attention même de personnages aussi falots et transitoires que M. de Vogué. En l'une de ces légendes, La Venue, le peuple assemblé, riches et pauvres, pour accueillir le suprême Messie annoncé, fait mettre à. mort le Sauveur parce qu'il enlèverait à ceux-là le stimulant de l'effroi au milieu des fêtes, à ceux-ci l'espoir de la vengeance en apportant à tous le bonheur sans hasard : hautaine et indirecte renonciation des idées bassement humanitaires où la Justice est absente. Mais où la préoccupation de manières d'être contemporaines se mêle le plus intimement aux hontes immortelles des hommes, c'est dans les Incarnations : deux fois déjà Iahveh s'est incarné inutilement, le fils d'abord dans Jésus-Christ, puis l'Esprit Saint dans le corps d'une femme; Israël ne l'a pas reconnu; pour libérer de ses crimes la race élue — le Fils et l'Esprit refusant de revenir sur la terre, comme le Christos des gnostiques de redescendre vers Achamoth — le Père s'incarne à son tour ; « petit Juif hideux, aux yeux chassieux, à la bouche tordue, à la barbe hirsute, il sort des maisons louches et chuchote des mots aux impubères qui passent »; un soir, près d'un théâtre, il s'approche de l'Homme à l'Ecu rouge, « chef des puissants », et lui offre obséquieusement « la fleur qu'il faut pour ranimer ses chairs ». — « C'est vous, Seigneur ! crie l'Homme à l'Ecu rouge ». Ce qu'il y aurait de satire trop actuelle est compensé par la phrase finale : « Quelle que soit la forme en laquelle Dieu s'avilira pour séduire les hommes, il saura les conduire au salut. » 
 Nulle part, sauf là, n'apparaissent de personnages ridicules et vils, et encore sont-ils transformés et grandis jusqu'à devenir terribles ou quasi dignes de pitié. C'est au contraire une théorie de formes merveilleuses qui passent en ma mémoire: Œdipe, vainqueur de la Sphynx, de qui le secret est qu'elle n'a pas de secret, le Crucifié de l'Ineffable Mensonge qui donna aux hommes l'illusion consolante d'adorer un dieu, ceux-là et tous leurs frères, douloureux ou triomphateurs. Mais la plus belle de toutes les légendes — je ne serais pas surpris que ce fût un chef d'œuvre — La Lyre, en rappelant la mort de Néanthès et de Marsyas, présage le sort de quiconque, religieux ou profane, toucha les cordes sacrées, et la nénie qui pleure l'antique rhapsode résonne souverainement: « Marsyas est mort au crépuscule... Marsyas, aïeul de ceux qui chantent, aïeul de ceux qui souffrent, et de ceux-la qui pardonnent, chèvrepied heureux qui renonça l'amour. »
 Marsyas! je veux écarter l'image mélancolique. Ne se peut-il aussi que mon espoir — l'espoir de quelqu'un qui admire fraternellement une belle œuvre — ne se soit point trompé et que, pour une fois, la guerrière apparue, l'amazone pensive et farouche, dompte glorieusement les monstres ameutés?

Pierre Quillard.

(I) Le Miroir des Légendes, I Vol. Chez Lemerre.

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