Ce que l'on écrit le soir

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Ernest Tissot, « Ce que l'on écrit le soir », Mercure de France, t. II, n° 15, mars 1891, p. 146-149


CE QUE L'ON ÉCRIT LE SOIR

Je n'ai pas d'ailes et cependant mes pensées s'envolent.

(chanson chinoise.)

I

Une voiture roule dans le silence de la nuit. Qui sait? C'est peut-être l'ami qui vient, le bonheur qui passe... mais l'ami ne s'arrête pas et le bonheur s'en va loin, bien loin. Dans le roulement qui s'endort, j'ai la mélancolie que l'on éprouve au départ d'un ami connu de hier, d'un être qu'on n'aime pas encore, mais qu'on devine que l'on aurait peut-être aimé, s'il fût resté au pays. Cette mélancolie n'est pas bien poignante mais elle est triste, parce qu'il y a de l'irréparable dans cette sympathie qui aurait pu être et qui ne sera jamais.

II

Pauvre chambre où j'ai passé ma jeunesse, pauvre chambre avec le bougeoir connu et le lit où j'ai souffert, où je mourrai peut-être, et tous les objets familiers qui m'ont comme des visages amis, pleins de tendresse et de sollicitude. J'entends si bien ce que vous me dites. Vous me plaignez et de tant de choses! C'est pourquoi, souvent, je pense à vous, dans les pays étrangers où je traîne mon ennui.

III

Dans l'intimité la plus absolue, il y a des minutes d'éloignement, des vides — comme des arrêts d'affection qui indiquent que, malgré tout, l'homme est seul et restera seul, toujours, toute sa vie. Tristan qui n'aura pas d'Isolde!

IV

En général, les âmes vraiment fines et vraiment personnelles n'éprouvent guère de sympathies, leurs sentiments sont comme les fleurs de serre. Pour les faner, il s'agit d'un jour et d'un peu de fumée.


V

... Une fois, un acteur me racontait une crise sentimentale de sa vie. Il n'y avait ni invention, ni rêverie, rien qu'un grand morceau de réalité triste,et pourtant, malgré lui, il faisait des gestes, il faisait des phrases — et l'on ne savait plus très bien si l'on avait devant soi Monsieur un tel, habitant tel endroit, artiste de tel théâtre, ou le marquis de Presle, ou Horatio, ou Crispin. C'était de la tristesse amusante. Imaginez du fard jaune de danseuse javanaise sur un visage de Parisienne jolie et vous aurez l'effet, transposé.


VI

Parmi les faubourgs d'une ville du Nord. — II pleuvait, il faisait triste. Dans des terrains vagues, devant un hôpital, des brebis paissaient et sous la pluie d'orage elles restaient immobiles, têtes baissées. Seul, un vieux bouc levait la tête, et, sans une oscillation de ses longues cornes, il regardait silencieusement tomber la pluie. Ce vieux bouc était un philosophe à sa manière, il m'a rappelé ceux qui regardent tomber la vie silencieusement et sans daigner ni frissonner, ni se plaindre.

Seul, le silence est grand, tout le reste est faiblesse.

VII
Il est une ville que j'ai traversée tant de fois, mais que je connais à peine et pour laquelle, néanmoins, j'ai mille sympathies — d'abord, parce qu'elle est aimée de ceux que j'aime et détestée de ceux que je déteste — puis, parce qu'elle n'est ni grande, ni petite, ni catholique, ni protestante, ni française, ni allemande, et que, paisible comme un paysage d'automne, elle doit être bonne à habiter. Cette ville, c'est Bâle.
VIII

II est des idées qui procurent à l'âme, un repos délicieux, comme un de ces étirements dans la fraîcheur des draps, après les grandes fatigues — un de ces étirements qui font penser qu'on n'aura plus, plus jamais, la force de se relever, de se rhabiller, de reprendre l'action.

IX

Ce soir nous avons repris les routes où nous passions jadis, nous avons repris le chemin d'autrefois — c'était comme si j'avais revécu quelques heures de ma jeunesse. Or, malgré l'ami avec lequel je faisais ce pèlerinage aux choses du passé — l'ami que je n'avais pas revu depuis des années — je n'avais aucune émotion mais seulement l'intérêt banal que l'on a à visiter les galeries d'un musée. Il y a des tombes devant lesquelles il ne faut point revenir car le cœur oublie, parfois, ceux dont la mémoire saura toujours le nom. Hamlet qui a perdu Ophélie mais qui connaît encore la fille de Polonius... « Je vous ai aimée autrefois!... » Autrefois, c'est-à-dire le passé — et comme chante Ophélie :

Non, non, il est mort,
Il ne reviendra jamais!

X

J'aime les violettes, non pas les violettes des bois mais les violettes de Nice aux pétales longs et chiffonnés comme de la soie froissée — je les aime parce que c'est une fleur de luxe, parce qu'elles ont quelque chose d'artificiel, de comme fait à la main. Et puis, lorsqu'elles sont serrées en bouquet; en les respirant je pense, malgré moi, à ces mains de femmes qui sont si habiles à les manier, mains pâles aux longs doigts fiers, constellés de pierreries. Mais, hélas ! dans ces mains, les fleurs se faneront vite et leurs pétales s'en iront un à un, au caprice du vent, car les mains moqueuses des femmes belles sont faites pour froisser et pour torturer les violettes de Nice et les cœurs des hommes.

XI

Parfois, lorsque minuit sonne et que la soirée devient mauvaise, lorsque le travail m'étouffe et que je me sens fatigué comme un vieillard — alors, je m'arrête, je rêve de vous... Vous m'entendez, je ne dis pas que fait-elle, où est-elle?... Ce serait penser à vous. Non, je rêve de vous. C'est-à-dire que j'oublie tout — le livre que je lis, même si c'est du Bourget ; la ville où je suis, même si c'est Paris. J'oublie tout et il me semble que vous venez vers moi, doucement... j'entends sur le tapis le froissement de vos chers pieds et je crois que votre main, que votre petite main d'enfant va se poser sur mon épaule, comme jadis, et que vous me direz de votre voix rieuse comme du Mozart :...

XII

Ce jour, le dernier de l'année, je suis allé au cimetière. Il faisait sombre, bien que ce fut à peine deux heures. Le ciel était gris, sans lumière. Or, le cimetière était situé au sommet d'une colline. M'étant accoudé sur le mur d'enceinte, j'ai contemplé le paysage. C'étaient d'autres collines et puis d'autres collines et puis, toujours, d'autres collines, avec de grandes lignes blanches — des routes qui allaient très loin vers des villes inconnues. Au retour, j'ai dû me tromper de route, car celle que j'ai suivie ne menait pas à la Cité du Bonheur.

Ernest Tissot.


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