Claude Monet

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G. Albert Aurier, « Claude Monet », Mercure de France, t. IV, n°28, avril 1892, p. 302-305.


CLAUDE MONET


 Au commencement, allègue une vieille tradition de Chaldée, Baal créa le ciel et la terre et les dieux. Ensuite, il ordonna à l'un de ceux-ci de lui couper la tête, de la jeter dans l'espace et d'épandre sur le monde le sang qui coulerait de sa gorge. Il fut ainsi fait, et l'univers tout entier apparut vêtu d'un linceul de pourpre. Mais, déjà, la tête du dieu, la tête radieuse, éblouissante, de l'être primordial avait commencé de rouler dans l'éther. Et, par la vertu des torrents de divine lumière que versait la tête voyageuse, l'immense océan de sang qu'était le monde se mit à frissonner, a fermenter, a bouillonner en vagues énormes, en vagues qui, peu à peu, se solidifièrent et, bientôt, furent les minéraux, les plantes, les bêtes et les hommes.
 Et, depuis cette heure ineffable, l'aveuglante tête de Baal roule, majestueuse et sans trêve, dans l'infini, inondant de clarté, de vie, de joie et de beauté sa fille, son amante, la terre.
 Sans doute, on la blasphème, en notre aujourd'hui de présomptueuse ignorance, cette radieuse tête créatrice qu'adoraient autrefois les mages ninivites; sans doute, on la raille et, du faîte d'impies observatoires, on s'enorgueillit stupidement de compter ses taches de rousseur. Pourtant son culte est-il bien aussi définitivement déserté qu'il semble? N'aurait-elle point encore des dévots et des prêtres, héritiers, sans le savoir, des primitives fois chaldéennes,instinctifs glorificateurs, non plus, certes, suivant les traditionnelles liturgies, mais du moins à leur manière, de sa divine omnipotence? Et, d'aventure, n'allons-nous point justement avoir à parler ici d'un de ces hommes, d'un de ces inconscients dépositaires des vérités anciennes, dont, malgré eux et quoi qu'ils fassent, les âmes et les mains paraissent éternellement officier, selon des rites nouveaux et imprévus, la glorieuse messe des lumières, dans un moderne temple du soleil?

 Un temple fantastique, éblouissant et joyeux, dont les murailles et les plafonds seraient de pur cristal taillé en biseaux prismatiques.... Un temple de transparent cristal édifié sur une haute colline, en sorte qu'il soit, de tous les points de l'horizon, autant que du zénith, incendié par les rutilements de l'astre.... Un temple où cataracte incessamment la lumière, la bonne, la gaie, la sainte lumière du ciel, métamorphosée en éblouissant déluge de pierreries par les prismes et les rhombes translucides des murs et des toitures.... Et, dans ce temple, un prêtre, un peu schismatique, de la religion Baalique, infiniment plus paterne et bon-enfant que ses ancêtres de Mésopotamie, un pieux et gai prêtre, fort inexpert, certes, en mythes théogoniques, mais adorant avec ferveur, mais aimant vraiment d'amour son dieu, son Baal, bénévole, souriant, pas du tout sanguinaire, son Soleil, son divin Soleil, semeur de toutes les splendeurs et de toutes les allégresses,et lui adressant, agenouillé au milieu d'aveuglants rayonnements, d'effervescentes et joyeuses oraisons, infiniment jaculatoires, mais peut-être un peu trop, si j'ose ainsi dire, télégraphiques.

 Telles, je crois, et malgré la démence d'une pareille allégorie, l'œuvre et la destinée de Claude Monet, exclusif et passionné adorateur du la toute-puissance solaire, en l'obscure taupinière de nos âges.
 Ses œuvres, qu'on y réfléchisse, ne sont point autre chose que d'admirables hymnes attendries à l'astre dispensateur de la vie, de la joie et de la beauté, hymnes un peu plus brèves sans doute qu'on ne souhaiterait, hymnes de pontife pressé et sans beaucoup d'haleine, mais pourtant si sincères et tellement splendides!
 Qu'on n'aille point, surtout, lui demander, à cet amoureux de la divine lumière, autre chose que son amour de la divine lumière. La voluptueuse passion qui l'exalte, les sensations ineffables qu'il connaît le dispensent de rêver, de penser, presque de vivre. Les idées, les êtres, les choses n'existent plus pour lui, fondus qu'ils sont dans la respiration embrasé de Baal. Mystique de l'héliothéisme, vraiment, et nullement scolastique, il ne veut point argumenter, il ne veut rien expliquer, il se satisfait d'aimer, de se fondre dans les brûlants effluves du globe glorieux, d'adorer et de s'émerveiller, et son adoration et ses émerveillements et ses amoureuses félicités sont tout ce qu'il estime digne d'être exprimé. Que lui importe le reste, son corps et son âme à lui, l'âme et le corps des autres êtres? Ne sait-il point qu'avec la complicité de son dieu le néant lui-même s'illuminerait et deviendrait un temple de joie et de somptuosités ? Aussi, choisit-il, non sans telle inavouée coquetterie, des prétextes insignifiants, des sujets banaux, pour nous métamorphoser ces riens en féeries, en poèmes radieux : une meule dans une plaine, un ravin de la Creuse, quelques vagues de la Méditerranée, quelques peupliers des bords de l'Epte, il lui suffit de baigner cela des divines éblouissances dont ses yeux et ses doigts sont pleins, pour que soit transmuée cette méprisable réalité en délicieux paradis fleuri de gemmes et de sourires.

 Claude Monet a eu, sans y penser, une considérable influence sur les peintres contemporains. Il leur a appris à connaître, au moins de nom, les gaies et crues clartés du plein-air, a rougir des bitumes, des noirs, des sépias, de toutes les boues excrémentielles de leurs palettes. Il est responsable de cette petite révolution de la technique picturale, à laquelle il ne faut point, en vérité, attacher plus d'importance qu'elle n'en mérite, responsable au mëme titre que Manet, davantage même, car Manet sortait à peine de sa manière espagnole alors que, déjà, Claude Monet peignait des œuvres scandaleusement claires. Mais peindre clair, il faut le répéter, ce n'est point, en art, chose fort capitale: tous les peintres du Salon, sans exception, le font aujourd'hui, et ne sont guère plus intéressants pour cela qu'aux temps encore récents où ils travaillaient dans les poix et les cambouis. Ce qui, surtout, nous charme en l'œuvre de Claude Monet, c'est (bien plus que la clarté) la somptuosité et l'harmonie, et aussi la belle âme d'artiste, naïf, extasié, heureux, qui s'en dégage.
 Sans doute, il est permis de glisser des réticences, de critiquer cette œuvre où manquent bien des indispensables éléments de la parfaite beauté, de constater le rudimentaire de ces pochades instantanées, souvent trop pochades et trop instantanées, de blâmer ce constant sacrifice des formes significatrices et ce parti-pris de plonger les êtres dans ces atmosphères si splendidement embrasées qu'ils semblent s'y vaporiser ; sans doute, aussi, il est légitime de souhaiter un art moins immédiat, moins directement sensationnel, un art de rêve plus lointain et d'idée ; mais, pourtant, il serait injuste de ne point aimer le grand peintre, si vraiment et si exclusivement peintre, qui sut, en nous traduisant excellemment les joies et les coruscations de ses seules visions, si souvent éblouir nos prunelles et égayer nos cœurs, le magicien qui sut voler, pour nous, les gemmes fabuleuses éparses dans la rutilante chevelure de la tête errante de Baal.

Mars 1892.

G.-Albert Aurier.

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