Cocotes en Papier : La Ficelle

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Jules Renard, « Cocotes en Papier : La Ficelle », Mercure de France, t. VI, n° 34, octobre 1892, p.144-145.


COCOTES EN PAPIER
LA FICELLE


 Son frère étant mort, grand-père Baptiste se trouvait seul au monde. Il avait planté un fauteuil de paille devant sa porte, et il y passait la journée, en hébété, principalement vêtu d'une culotte.
 Il ne savait plus comment on réfléchit.
 Il dépensait toute sa force à déplacer son ventre de droite et de gauche, et ne rentrait que le plus tard possible dans sa maison. Mais il ne pouvait dormir, car dès qu'il ne voyait pas, il pensait à son frère. La chambre lui semblait remplie de suie. Il étouffait.
 Il dit au petit Bulot:
 — « Je te donnerai deux sous, si tu couches dans le lit de mon frère. »
 — « Donnez-moi les deux sous d'avance, » répondit Bulot.
 Grand-père Baptiste le coucha, lui mit une ficelle au pied, comme on fait aux gorets ramenés de la foire, se coucha à son tour, et, le bout de la ficelle entre ses doigts, goûta enfin quelque repos. Les plis des rideaux cessaient de grimacer.
 Quand il s'éveillait, il écoutait, rassuré, le ronflement de Bulot, et, s'il n'entendait rien, tirait la ficelle.
 — « Quoique vous voulez encore ?» demandait Bulot.
 — « Bon ! tu es là, disait grand-père Baptiste, je veux seulement que tu me causes. »
 — « Voilà, je vous cause ; après ? »
 — «Ça me suffit, mon garçon, rendors-toi, pas trop vite. »
 Une nuit, il tira vainement la ficelle. Il se leva, alluma une bougie et s'en vint voir.
 Le petit Bulot dormait tranquille, tourné contre le mur, et la ficelle dont il s'était débarrassé, attachée au bois du lit, ne le dérangeait plus.
 — « Sournois, tu triches, dit grand-père Baptiste ; rends les deux sous. »
 Mais, le front brûlé par une goutte de bougie fondue, Bulot poussa un cri, rejeta ses couvertures et tendit son pied.
 — « Je m'appelle Blaise, si je recommence », dit-il.
 — « Je te pardonne pour cette fois», dit grand-père Baptiste.
 Il prit le pied, serra soigneusement la ficelle aux chevilles, et fit un nœud double.

Jules Renard.

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