Cocotes en papier : A grandes Guides - Qu’est-ce que c’est ?

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Jules Renard, « Cocotes en papier : A grandes Guides - Qu’est-ce que c’est ? », Mercure de France, t. V, n° 29, mai 1892, p. 31-33


COCOTES EN PAPIER


A GRANDES GUIDES

I


 Le fiacre s'arrêta. Les trois amis en descendirent des cannes hydrocéphales, si lourdes qu'ils les portaient à bras tendu, pour montrer leur force. Ils étaient bruyants, fiers de vivre, vêtus à la mode éternelle. Chacun avait une route nationale dans les cheveux.
 Le premier dit : « Laissez donc, j'ai de la mon­naie ».
 Le second : « J'en veux faire ».
 Le troisième : « Vous n'êtes pas chez vous, ici », et au cocher : « Je vous défends de prendre ! »
 Longtemps ils cherchèrent , ouvrant avec len­teur, une à une, les poches de leurs bourses, et, tandis que le cocher les regardait, ils se regar­daient obliquement.

II

 Le premier apportait pour bébé un polichi­nelle bossu par devant, bossu par derrière, et singulier, car plus on le maltraitait, plus il éclatait de rire.
 La maîtresse de maison dit : « Voilà une folie ».
 Le second apportait un bouledogue trapu, à mâchoires proéminentes. Il était en caoutchouc, coûtait dix-neuf sous, et, quand on lui tâtait les côtes, il pilait comme un oiseau.
 La maîtresse de maison dit : « Encore une folie ! »
 Le troisième n'apportait rien ; mais du plus loin qu'elle le vit entrer, la maîtresse de maison s'écria :
 — « Je parie que vous avez fait des folies ! venez ça, vite, que je vous gronde ! »

III

 Au dîner, dès le potage, la maîtresse de maison dit:
 — « Encore un peu ? non, bien vrai ? Vous ne faites pas honneur à la cuisinière. Je suis désolée. Vous savez : il n'y a que ça. »
 Le premier des trois répondit : « Mâtin ! »
 Le second : « Je l'espère bien ».
 Le troisième : « Je voudrais voir que ce ne fût pas tout ».
 Ensuite les plats défilèrent, comme il est prescrit, s'épuisant à calmer les faims.

IV

 Après avoir mangé, chacun comme quatre, et tous comme pas un, les trois amis dirent parallèlement :
 au dessert assorti : « Soit, pour finir mon pain ».
 aux liqueurs circulantes : « Jamais d'alcools ; mais du moment que cela vous fait plaisir ! »
 et la boîte de cigares vidée : « La fumée ne vous incommode pas, au moins ? »
 — « Mon père était fumeur, répliqua d'un trait la maîtresse de maison. Mon frère était fumeur. J'ai joué et grandi sur des genoux de fumeurs. Mon mari fumait aussi. J'ai un oncle que j'aime beaucoup qui fume la pipe et j'adore l'odeur du tabac, bien que ça empeste les rideaux. »

V

 Quand les trois amis se retrouvèrent dehors, le premier fit : « Ouf ! »  Le second : « Cette noce m'a cassé ».
 Et le troisième, qui parlait plusieurs langues étrangères : « Jamais je n'ai tant rigolé ».
 Puis, remmenant leurs cannes, ils allèrent se coucher.

QU'EST-CE QUE C'EST ?

 Oui, qu'est-ce qu'il y a ? Les passants s'arrêtent. Ils ne comprennent d'ordinaire que les choses qui veulent dire quelque chose, et ne savent plus s'ils doivent rire ou avoir mal.
 Un grand domestique aux galons d'or tient ferme par le bras un petit vieux qu'il a la consigne de promener correctement, une heure, le soir.
 Mais le petit vieux fait effort pour s'échapper. Il voudrait toucher les murs, regarder aux vitrines et tracer des raies sur les glaces, du bout d'un doigt mouillé de salive. Ses joues ridées semblent deux jaunes tablettes d'écriture ancienne. Sa taille est nouée depuis longtemps. Il a dans chaque blanc d’œil une minuscule mèche de fouet rouge et la couleur de ses cheveux s'est arrêtée au gris.
 Tantôt, brusque, il tire le domestique et tâche en vain de le faire dévier ; tantôt il lui donne un coup de pied ou lui mord la main.
 Le domestique, que rien n'offense, a des ordres et suit, sec et raide, en ligne droite, le milieu du trottoir.
 Enfin le petit vieux saisit, par surprise, le bouton d'une porte, s'y cramponne, s'y suspend et pousse des cris aigus de gorge usée, des pépiements.
 Le domestique de haut style l'en décroche avec des précautions respectueuses, et lui dit, d'une voix bien cultivée, sévère et douce à la fois :
 — « J'en demande pardon d'avance à Monsieur, mais je rapporterai que Monsieur n'a pas été raisonnable et qu'il s'est conduit comme un enfant. »

Jules Renard.


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