Contes d'Au-Delà: Lisbeth

De MercureWiki.
 
Gaston Danville, « Contes d'Au-Delà: Lisbeth », Mercure de France, t. IV, n° 25, janvier 1892, p. 42-48


CONTES D'AU-DELA


LISBETH



 — « Lorsqu'elle s'avança, la blonde fille décolletée près de la rampe, ce fut, de partout, un tumulte laudatif, une longue salve d'applaudissements, crépitant comme une pluie d'orage cinglant les toits; les cannes frappaient les tables de fer, où tressautaient les soucoupes et les bocks : elle salua. Or, à travers la brume flottant dans l'épaisse atmosphère, dès que je vis ses yeux, ses inoubliables yeux, de suite je la reconnus, et un irréprimable frisson d'angoisse vibra le long de mes nerfs.
 Tandis qu'elle chantait, très écoutée, je la dévisageai plus longuement, et ma conviction s affirma de cet examen. Pas très jolie, la figure même un peu osseuse, fort pâle, le masque de céruse en accusant encore plus la lividité habituelle; mais, d'une étrange grandeur, ses yeux, à l'iris bleu foncé, presque noir, luisant d un insoutenable regard, au milieu de la sclérotique vaguement teintée d'azur, semblaient, trouant la face quelconque, peut-être banale, deux abîmes d'infini, deux gouffres béants sur un alliciant inconnu, vers lequel on se sentait, malgré soi, entraîné. D'ordinaire, les cils les estompaient d'une ombre dorée, en voilant l'éclat, et lorsqu'elle relevait les paupières, ils apparaissaient avec cette expression inquiétante de fatalité, qui surprenait d'abord, empreints ensuite de tant de charmes, d'une si langoureuse tendresse, qu'on oubliait l'impression défavorable pour se livrer tout entier à l'enchantement de leur caresse, pour s'anéantir dans une contemplation pleine d'extases.
 Certes, c'était bien elle, et cette secousse qui me frappait au cœur ne pouvait me laisser aucun doute à cet égard.
 Bouleversé par l'afflux soudain des souvenirs, je sortis: l'orchestre tonnait de tous ses cuivres, et les trilles suraigus des flûtes moqueuses, dominant, riaient sardoniquement, m'exaspérant d'une lancinante sensation.
 Dehors — je me souviens — pas un souffle ne faisait s'agiter les maigres platanes de l'avenue. Au ciel, ainsi que des diamants épars en un écrin de velours sombre, scintillaient les étoiles, et la nuit épandait sur la ville endormie sa sérénité bienfaisante, son calme, que ne troublaient que rarement quelques passants ou le roulement d'une voiture attardée. Un carillon sonna une heure que je n'entendis pas : devant moi se dressait la résurrection du passé, du lamentable et funèbre passé, du passé meurtrier, et quelle houle de pensées grondait confusément, à cette triste évocation!
 Enfin, le hasard — comme je le bénissais ce soir-là!— le hasard me mettait en présence de Celle qui, j'en étais sûr, sans pourtant en avoir les preuves matérielles, sans même qu'aucun indice pût m'encourager en cette croyance, avait — et un pressentiment secret, toujours latent, me l'affirmait — pris une part certaine, encouru une intime responsabilité dans la mort de ce pauvre Jean, qui tant m'avait été cher. Je n'avais jamais rencontré, parmi la foule que l'on est contraint de coudoyer, une âme pareille à la sienne. Ç'avait été, oui, je ne crains pas de l'avouer à cette heure, mon seul ami, l'unique humain digne de ce nom, prodigue si souvent à tort, prostitué, combien de fois! à ceux qu'une passagère ou accidentelle communauté d'intérêts, une vague similitude de goûts, des aspirations identiques, semble unir à vous par quelque point. Jean de Sancey, alors qu'il était lieutenant de chasseurs, avait rencontré Elisabeth, cette fille aux yeux de mystère, dans la petite ville de province où il tenait garnison. De suite, elle avait su, par quels sortilèges ? lui inspirer une de ces passions qui détiennent tout l'être en un jaloux et perpétuel servage.
 Déjà, l'inconnue qui me prenait ainsi la meilleure part de Jean, et l'enlevait à mon affection, m'avait inspiré un instinctif sentiment de répulsion, auquel s'étaient ajoutés de vagues pensers de malheur, qui! las! ne devaient que trop tôt se réaliser. Aussi m'étais-je toujours refusé à plus connaître celle qui nous séparait ainsi, et que je considérais, alors, comme une ennemie, lorsqu'un jour j'appris que de Sancey s'était tué, sans que rien expliquât ce suicide imprévu. L'autre n'avait plus reparu.
 Cette histoire, jamais oubliée, revenait maintenant avec une abondance, une précision de détails qui ravivaient ma haine et ma douleur. Et, de suite, je pris la résolution de faire tout le possible pour arriver à connaître le mot de cette énigme; puisque le sphynx aux yeux muets m'était réapparu, je saurais l'interroger, le contraindre au besoin à me livrer son secret. Au loin, la mer s'étendait, ruisselante de clarté, sous le baiser étincelant de la lune; les houles apaisées et muettes baignaient d'un faible ressac la grève toute blanche. Un phare, très lointain, ensanglantait de sa rouge lumière l'infini des horizons brumeux. Des fantômes d'odeurs passaient dans l'air tiède, à peine si les feuillages ombreux frissonnaient. Devant la paix tranquille du décor, la fièvre qui brûlait mes tempes brusquement tomba, et l'influence consolatrice des choses pâles et belles m'entourant adoucit l'amertume de la première violence. La nuit pansait ma blessure, avec ses mains délicates et secourables de femme.

 J'obtins, un soir, la faveur de la reconduire chez elle. Oh ! jusqu'au seuil de son appartement, nous n'avions échangé que les banales paroles d'usage, et rien, rien ne m'était venu faire présager la scène qui allait se passer. Lorsqu'elle eut allumé, sur la cheminée, les candélabres, me fixant en la glace — j'étais derrière elle — d'un intraduisible regard — et à ce moment je perdis presque toute conscience du milieu, m'abandonnant à ce reflet blanc et noir, dont le cercle énorme me suspendait en la terrifiante angoisse, dans l'attente fébrile d'un avenir insoupçonné :
 « Bonsoir, Monsieur de Réce, dit-elle, vous êtes venu me parler de Jean, n'est-ce pas? » Puis avec un timbre attendri de voix: « Le malheureux garçon,je ne l'ai pas oublié, je vous assure. »
 Ainsi qu'en un cauchemar cruel, je la vis se débarrasser de son manteau et de sa toque; ensuite, un fantomatique sourire voltigeant sur ses lèvres exsangues, elle releva la tête, et pour la seconde fois me fascina de ses yeux grands ouverts. Il m'était impossible de détourner les miens; ah! l'épouvantable supplice que j'endurai!
 Fus-je alors dupe d'une effrayante hallucination, ou plutôt n'étais-je pas le spectateur du drame dont elle évoquait le ressouvenir en elle? J'assistai, terrifié, impuissant, a cette scène que je n'avais pu deviner, et qui, en réalité, avait dû se passer ainsi entre Elle et Lui.
 Dans cette petite pièce où j'étais tant de fois venu, Jean, les sourcils froncés, un pli méchant barrant le front d'une ride inaccoutumée, marchait à grands pas, avec l'allure hagarde d'un fou. Des paroles inintelligibles et brèves sortaient de ses lèvres crispées. Evidemment, on le devinait en proie à l'obsédante hantise de quelque idée mauvaise, lorsqu'elle entra.
 — « Lisbeth, dit-il très bas, d'un ton voilé, où perçait une colère mal contenue, et gros de reproches, sais-tu bien que ce que tu as fait là, c'est infâme.....
 — « Quoi donc ? mon ami..
 — « Inutile de feindre.
 « Lisbeth, je t'avais rencontrée pauvre, orpheline, abandonnée de tous et de toi-même. Je t'ai voué, de ce jour-là, un amour tel que ce n'était plus que par toi que la vie m'était douce; et tu avais accepté de me suivre. Sans restrictions, tout entier je me suis donné à toi, te faisant maîtresse de mon âme comme de mon corps — oh! je ne me plains pas : j'ai été trop heureux!- Mais,en retour, et tu avais librement consenti à ce pacte, je te demandais une seule chose, de me rester fidèle, quoi qu'il advint. Et c'était pour moi, tu le savais bien, un illusoire serment, car je ne pensais pas, non, pas un instant, que tu pouvais mentir. En cet amour, j'avais placé tous mes espoirs, et aussi, hélas! toutes mes illusions ; il était devenu pour moi le suprême refuge et la joie dernière, au-delà de laquelle il n'y a plus que le néant... Tu n'as pas vu là autre chose que folie d'un instant, que passager caprice. Dis-moi, pourquoi m'avoir fait tant de mal? J'avais été, cependant, toujours bien soumis et bien tendre pour toi : avant que tu ne les exprimes, j'avais à cœur de réaliser les moindres de tes désirs... Etait-ce donc si impossible, ce que j'avais rêvé, et que t'avais-je fait, mon Dieu! pour me punir si cruellement... Tout à l'heure, il me venait des idées de crime ; j'aurais voulu, tous les deux, vous écraser ensemble, comme l'on fait de vipères qui vous mordent... Je t'ai revue... et je pleure... Lisbeth... Lisbeth, un mot... et je pardonne... »
 Elle frappait nerveusement le sol de son talon, et reprit, impitoyable:
 — « Mon pauvre ami, je ne comprends pas ; et si tu en as pour longtemps encore à continuer comme cela, je sors...
 — « Tu ne sortiras pas! hurla de Sancey », d'une voix rauque.
 Et il se plaça devant les tentures, furieusement. Elle avait abaissé sa voilette, et s'avança.
 — « Laisse-moi passer.
 — « Non!
 — « Laisse-moi!» Et elle voulut prendre, à côté de lui, le bouton de la porte. Mais il la saisit aux poignets, et la rejeta sur un fauteuil.
 Elle se releva, presque aussitôt, hors d'elle.
 Lui, se tenait aux étoiles pour ne pas tomber, chancelant sous l'effroyable combat que se livraient en son cerveau ses idées affolées; il fit un mouvement, étendit la main droite : elle rencontra la crosse de son revolver d'ordonnance, à la panoplie.
 — « Des menaces, fit Lisbeth en ricanant : tu n'aurais pas le courage de me tuer. Et bien, oui, oui, je t'ai trompé, tu entends... Mais tire donc, lâche! »
 Ce mot le fit rougir, comme à un soufflet : il pressa la détente, ayant tourné le canon vers sa tempe.
 Quand la fumée bleue se dissipa en lourdes volutes ondulant comme un brouillard léger en la pièce, Lisbeth vit le corps du lieutenant étendu, la moustache blonde tordue en un dernier rictus, les mains crispées, avec un tout petit trou au-dessus de l'œil, qui regardait vaguement, vitreux déjà. Sur le tapis, un mince filet de sang se coagulait, faisant une tache pourpre ; les boutons du dolman clair brillaient...

 Une sueur froide baignait mes tempes. Il me sembla voir tout s'agiter autour de moi, les yeux démesurément s'agrandir, tandis qu'un rire démoniaque éclatait à mes oreilles : il riaient, ces yeux, en vérité ils riaient... Je m'évanouis.
 Quand je revins à moi, Lisbeth, un flacon de sels à la main, les paupières baissées, ironiquement me demanda:
 -« Qu'avez vous donc, mon cher? et quelle sensibilité! J'ai presque eu peur...»
 La misérable!

 Je savais donc ce qui s'était passé, et jamais mon juste désir de vengeance n'avait été plus grand. Mais tellement invincible était la puissance de son regard, de son horrible regard, qui semblait lire en mon âme, et en même temps la dominer : elle devint ma maitresse!
 Oui, je commis ce sacrilège, cette effroyable profanation; et en vain j'essayais de me soustraire au joug, de me reconquérir sur moi-même: sa néfaste influence me tenait aussi sûrement qu'avec les plus pesantes chaînes. Ce n'est pas que des pensers de rébellion ne me soient venus.
 Une nuit, je me levai sans bruit — une arraignée tissant sa toile n'en eût pas fait plus. Sur une table, des ciseaux luisaient faiblement. Je les pris, et lentement, très lentement, je vous assure, sans que mon pas glissant sur le parquet pût s'entendre, je revins près du lit les tenant ouverts dans ma main. Comme mon coeur battait à ce moment, et quelle joie illuminait mes traits! Silencieusement je ricanai... Enfin, j'allais pouvoir rompre cette union infâme, apaiser mes remords, chasser les voluptés impies et trouver le repos! Puisque ses yeux, ses yeux magiques, ses yeux de vampire étaient toute sa force, un seul coup de l'arme frêle, et c'était tout. Penché sur la dangereuse femme qui dormait éclairée par la veilleuse d'albâtre, retenant mon souffle, j'allais frapper...Damnation! dans la face blême, d'un mouvement presque automatique, les paupières de cire s'étaient levées, et buvant mon âme, ventouses impitoyables, les yeux d'émail de la goule ordonnaient : elle me tendit ses lèvres, le mince ruban rouge de ses lèvres, qui me brûlèrent d'un baiser tel qu'aux enfers les éternelles victimes doivent seules en recevoir.
 Et cette passion durait, durait, semblant ne pas vouloir finir. Une autre fois, j'entrepris de verser un narcotique en son verre : le poison me répugnait. Elle leva la coupe, me souriant sataniquement, puis si brusquement la reposa sur la table que le cristal s'en éparpilla, brisé. De même d'autres tentatives échouèrent.
 Cependant, cette ignoble compromission de tous les instants et ma faiblesse indigne me faisaient honte. Mais en sa présence toute résolution disparaissait en moi, ainsi qu'un vol de nuées vite dispersées par la brise. Chaque jour, je me promettais de rompre ce lien infâme : chaque nuit me voyait prodiguer mes caresses à la terrible fascinatrice. Non, non, les tortures que l'éprouvai alors ne sont pas de celles qui se peuvent concevoir; et c'est encore pour moi un sujet d'étonnement que de me rappeler ce temps d'inouïes souffrances et de voir que j'y ai survécu!
 Or, voici : je l'attendais tous les soirs, à la sortie du lieu public où elle chantait. Cette fois, bien décidé à accomplir l'acte — à tout prix — je m'étais muni d'un couteau de chasse; il était ouvert dans ma poche, et chemin faisant j'en caressais la froide lame. Je fus très spirituel, fort gai. Elle ne s'aperçut de rien : j'évitais, du reste, de me trouver sous son regard, car certainement, cette nuit, comme les autres, elle eût tout deviné encore.
 Je me rappelle très bien toute la scène: je la laissai passer la première, dans le corridor, qui à cette heure n'était pas éclairé. Puis, sifflotant un hallali, avec une débordante allégresse, je servis la bête, d'une main ferme, lui tranchant la gorge. Elle oscilla sans un cri, la tête presque séparée du tronc, puis s'abattit en avant, avec un bruit mat. J'entendis le sang gicler des artères contre le mur, et aussi le son rauque de l'air, vainement aspiré par les poumons haletants, en un suprême effort. Soigneusement j'essuyai l'arme, et le lendemain, fort calme, je partais pour l'Amérique.

 Et maintenant, mon père, que je vous ai tout dit, voyez si vous pouvez m'absoudre....

Gaston Danville.


Outils personnels