Contes d’Au-Delà : - La Pendule

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Gaston Danville, « Contes d’Au-Delà : - La Pendule », Mercure de France, t. III, n°23, novembre 1891, p. 279-281


CONTES D’AU-DELÀ
LA PENDULE



 « La pendule était de vieux Sèvres, délicatement travaillée ; des pastorales y déroulaient la grâce champêtre de leurs amours. Il y avait là des bergères qui donnaient la main aux bergers enrubannés, des paysages effacés, avec des moutons qui paissaient, une faveur à la toison. Sur un cadre d'émail bleuâtre, les heures se succédaient en pâles reflets blancs, et les aiguilles tournaient, repliées comme de petits serpents. Elles se suivaient l'une l'autre : la plus grande était fort pressée, la petite attendait toujours que son aînée fut passée, indifférente aux carillons que l'autre faisaient sonner.
 « Oh, le joli timbre qu'elle avait! Un son qu'on imaginerait de vert-pâle ou de vieux-rose, un son fin comme une aiguillée ténue de soie, qui mettrait son mince liseré aux bords d'une draperie ondoyante, fort sévère. Il faisait penser, un peu triste, aux temps lointains où la comtesse, en robe décolletée, avec ça de poudre aux sourcils, dansait gracieusement, donnant la main au marquis, le menuet ou la pavane, lui accordant, sous l'éventail, complice discret, un tendre rendez-vous, que le comte toujours ignorerait ..
 « Et le champ camaïeu des ors bruns en était fleuri de telles fleurs, que je n'en sais pas de plus belles. Lilas musqués venus d'Espagne ou de Perse ou d'autres lieux, roses fraîchement décloses dans un jardin mystérieux — car au pays seul des Rêves il peut s'en trouver de pareilles —, iris bleutés comme d'inquiétantes prunelles de jeune fille, violettes pures, narcisses des prés, bleuets, marguerites, toute ma flore favorite, grands lys au regard limpide et coquelicots, épandaient des gammes en crescendos avec des teintes charmantes et douces.
 « Au fronton, un délicieux Cupidon, la mine friponne à plaisir, un petit carquois sur l'épaule, bandait l'arc du désir. Il était porté sur des nuages très légers, prêts à s'envoler : sa pose indiquait même, qu'une fois la flèche décochée, le dieu-enfant va de suite retourner à Cythère, tendre son front mutin au long baiser de sa mère. Ses yeux rieurs étincellent, la corde est maintenant tendue... l'Amour va faire une victime — de plus.



 « Elle était posée là, sur ce meuble, hier encore.
 « Le cartel de la salle à manger annonça de sa grosse voix neuf heures. J'attendis alors que la bonne petite vieille eût répété, grêle et cristalline, les neuf coups... Un... deux... mais la douce musique s'arrêta au huitième. Tout ceci est fort naturel ; elle retarde, me dis-je ; et je fis avec précaution tourner la mince aiguille d'or. Or, comme je la regardais, quelques instants après, je vis de nouveau l'angle ouvert m'indiquer huit heures. Fort étonnée, je remis les deux pointes à la place qui convenait... A ce moment commença ce duel fantastique où je finis par être vaincue.
 « La pendule ne voulait pas marquer une autre heure que VIII.
 « J'eus peur ; je me regardais dans une glace ; j'avais une figure bizarre, presque étrangère. Est-ce que je rêvais?.. Un meuble me heurta, et la douleur me fit prendre conscience de mon état de veille. Retournant au cadran, où les deux lignes serpentines se figeaient obstinément dans la même indication, je recommençai l'expérience : elle ne réussit pas mieux. Sitôt que mes yeux cessaient de fixer le cercle bleu-pâle, l'étrange phénomène se reproduisait. Prenant alors d'une main furieuse l'objet jusque-là tant aimé — et mille pensées contradictoires se heurtaient en moi ; je pressentais que ce devait être une hallucination qui m'obsédait ainsi, et que j'allais regretter ma violence ; puis devant la constatation de ce fait, dont la constance m'exaspérait, la colère, aveugle et méchante, reprenait le dessus — je le jetai, avec un mauvais sourire, dans la cheminée où brûlait un feu de bûches.
 « Un tintement suprême s'entendit, puis la porcelaine éclata, avec un bruit de mousqueterie... pendant qu'agenouillée devant les flammes je laissais, détente nécessaire, de tièdes larmes mouiller mes yeux. »

Gaston Danville

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