Contes d’Au-Delà : A la Dérive

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Gaston Danville, «  Contes d’Au-Delà : A la Dérive  », Mercure de France, t. III, n° 24, décembre 1891, p. 356-358


CONTES D’AU-DELÀ

A LA DÉRIVE


 Lucy, gardant en main la coupe de champagne où elle venait de mouiller ses lèvres rieuses, approuva vivement la proposition de Raymond Dutal.
 — « Oh oui, dit-elle, tournant la tête vers le manteau pers des eaux silencieuses, plissé seulement par le sillage lumineux des canots s'enfuyant, embarquons tout de suite, d'autant qu'on respire atrocement mal ici, avec cette chaleur étouffante. »
 Sur les tables desservies du restaurant, les lampes associaient à la blancheur moite des nappes leur tonalité chaude, orangée, qui se rehaussait d'or blond, de mauve ou de carmin, dans les verres mi-pleins demeurés là, avivaient de flambées luisantes la panse verdâtre des bouteilles. Tamisées de bistre, diffuses, plus épandues, toutes ces lumières tendaient à se confondre et se perdaient en une clarté imprécise qui vernissait les feuillages immobiles et luisants des marronniers. Des groupes se distinguaient où braisillait le rouge vif des cigares. A la pointe de l'île, un point se devinait, indiqué seulement par une voûte d'ombre.
 Un brouhaha de conversations tumultueuses bourdonnait confusément, parfois déchiré de rires féminins aigus, sonnant avec le timbre d'un cristal qui se brise.

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 De la rivière brune monte comme un appel murmurant et plaintif qui coule le long du bord en un ruissellement continu. Confuses, multiples, presque insaisissables, des voix rayent le silence ouaté de brouillard ; voix fraîches, au ton sourd, voix mouillées de clapotis scintillants près des talus de cendre, près des roseaux, qui bruissent et résistent, dans une constante vibration, harmonieux, sonores, aux empressés assauts du courant; voix fantômatiques des brises molles, des brises tièdes, imprégnées des odorants secrets que leur confièrent les frissonnantes corolles épanouies, des brises sous lesquelles ondulent les feuillées de la berge, semblant un troupeau velouté de bêtes nerveuses et souples s'étirant.
 Aux rives, c'est le jeu des fumées pâles, glissant lentement sur la terre. Des brumes claires s'effilochent comme de très vieilles écharpes, soyeuses et frêles. Leur voile opaque se déchire aux buissons, qu'ils décorent de fictives toisons neigeuses. Plus loin, elles reculent à l'infini la perspective réelle, masquant les meules violettes, les prés dépouillés et nus, les arbres, d'une vapeur laiteuse qui se poudrerize de blanc mat, aux rayons lunaires.
 L'haleine embaumante des foins récemment coupés s'atténue au contact de cette obscure senteur, aux relents de marécage, mêlés du fade parfum des nymphéas et encore de l'odeur irritante des menthes sauvages, qui flotte sur l'eau, les soirs d'été.
 Étendue à l'arrière de la yole, la jeune femme distinguait à peine le visage du rameur. Du reste, ils parlaient peu, subissant tous deux la mystérieuse poésie du lourd décor de ténèbres.
 La fuite de la barque se perpétue, monotone, plaquant de rejaillissants éclairs métalliques sur le bitume de l'onde ; et de menus globules d'argent accompagnent la plongée régulière des rames.

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 Souvent ils prolongeaient ainsi leur charmante errance nocturne entre les rives connues, heureux de cet isolement intime, que berçait le flot rêveur, complice muet des songeries amoureuses.
 A Coups rythmés, Dutal nageait sans fatigue, imprimant à la légère embarcation une allure égale.
 Soudain, d'un mouvement brusque, Lucy pencha son buste en avant :
 — « Raymond, Raymond, fit-elle, avec une expression d'intense terreur, ne rame plus... là... devant nous... un gouffre noir... arrête...»
 Sa voix décelait une crainte atroce, la terreur vrillante d'un redoutable péril imminent.
 Comme le jeune homme, se retournant, n'apercevait que les contours familiers vus tant de fois, il crut, devant cette apostrophe dont il ne comprenait pas la raison, à une plaisanterie, et se mit à rire.
 — « Voyons, nous passons là tous les jours; il n'y a rien de changé! »
 Il reprit les avirons.
 Mais, avec un effrayant accent d'épouvante, un convulsif tremblement qui étranglait les mots dans sa gorge, haletante :
 — « Oh... je t'en prie!.. n'allons pas plus loin...je t’assure qu'il y a, tout près, des rochers... où nous allons... nous briser... ».
 Raymond, ne se doutant pas du poignant de cette émotion, ignorant qu'il est de ces états d'angoisse, sans cause extérieure, plus affreux peut-être que s'ils avaient leur source dans une réalité, tint cela pour une scène jouée, et, haussant les épaules lança l'esquif en avant.
 —« Tu es folle! »
 Étreinte alors d'une suppliciante oppression qui l'affolait, Lucy se précipita hors du bateau.
 ... La nuit était fort sombre : on ne retrouva le cadavre que le lendemain.

Gaston Danville.



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