Contes d’Au-Delà : Comment Jacques se suicida

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Gaston Danville, « Contes d'au delà : Comment Jacques se suicida », Mercure de France, t. III, n° 22, octobre 1891, p. 210-213


CONTES D'AU DELÀ
COMMENT JACQUES SE SUICIDA



 9 heures.
 
 ... A voir cette page si blanche, jusqu'alors intacte de toute souillure, préservée des taches dégradantes — ah ! pourquoi mon âme ne lui ressemble-t-elle pas! — il me vient presque un remords de porter sur elle une plume sacrilège et qui la noircira du trop plein d'amertume impossible à conserver de par moi. Je sens que si je n'exprimais pas ces méchantes pensées, soudainement écloses, et avec la force que le Mal possède seul, elles m'oppresseraient tant qu'il me faudrait les crier tout haut, pour en éprouver un soulagement. Il ne m'est pas permis de m'opposer en raisonnant à leur croissance, dont la constatation m'emplit d'anxiété. Peut-être qu'une fois jetées sur ces feuilles, elles pâliront avec le temps, comme l'encre qui les traduit.
  Et puis, si, par le monde, il est d'autres malheureux comme moi, leurs souffrances s'allégeront au récit des miennes : cela me console un peu de songer à ce temps où je ne serai plus, mais où ces paroles résonneront pour eux — et je les aime déjà, ces inconnus — écho de leur propre cœur en atténuant le bruit. Il est si doux de ne pas souffrir seul...
  Je viens de relire ces lignes et m'étonne d'avoir pu les écrire. Non, je ne veux pas que l'on sache; ma maladie est de celles qui se gardent secrètes. Il faudra que je cache ce cahier. Ce sera mieux, plutôt, de le brûler,au dernier moment. Ne me tiendrait-on point pour fou ? Comme si je n'étais pas en possession de toute ma raison, hélas! car le supplice qui m'angoisse vient de là. Clairement, certes, trop clairement je vois dans les replis enténèbrés de mon être et puis distinguer le jeu de ses moindres rouages; mais que faire contre cette force, étrangère et cependant intime, irrésistible, me contraignant à réfléchir aux choses que je désirerais à tout jamais bannir de mon intellect. Fou! assurément je ne le suis pas. Le rameur qu'un courant violent entraîne à l'abîme perd-il pour cela la notion du danger, la conscience de sa force? Or, le péril grandit sans qu'il puisse s'y soustraire; quelques instants encore, il s'efforce de lutter, puis, certain de son impuissance, s'abandonne sans essayer plus de vaines tentatives.
 Ainsi tourmenté par l'idée, qui s'impose avec la vigueur de l'inéluctable, je résiste encore, mais dès à présent je prévois le moment où, fatalement, je devrai accomplir l'acte, malgré moi.
 Il me souvient d'un soir tranquille d'automne, et j'étais tout petit. J'ai là le portrait de ce frêle garçonnet que je fus, et il me paraît que cet enfant me ressemble, beaucoup. Ma mémoire est très précise sur cette scène pénible, la première où se manifesta l'invisible, l'occulte démon que je porte en moi, et qui m'accable aujourd'hui de sa souveraineté perverse.
 Je m'amusais fort à regarder la pluie tourbillonnante et capricieuse des feuilles rousses et les façons différentes dont le vent en usait avec elles. Et je pensais aussi que c'était bien ennuyeux que ma sœur Lily fût malade, car je ne pouvais plus jouer avec elle, depuis un mois qu'elle demeurait alitée.
 Un brin de paille était particulièrement divertissant — il m'est pénible de me souvenir aussi nettement, et c'est au moins étrange — ; il se soulevait à demi, exécutait quelques pirouettes, puis retombait, pour recommencer un instant après, et sans jamais changer de place, fût ce même d'un pas. Cela me faisait rire aux éclats, et trépigner de joie, lorsque la gouvernante entra : « Petit Jacques, me dit-elle, il ne faut pas être gai ainsi, votre sœur est maintenant au ciel. Dieu n'a pas voulu la laisser plus longtemps sur cette terre, et vous ne la verrez plus. » Je sentais déjà de gros sanglots s'amasser dans ma poitrine, vite devenue lourde, et monter, monter jusqu'à ma gorge, lorsque, d'un bond, je m'enfuis dans le parc, me jetant au plus épais des taillis dépouillés, car — et je savais que cela était horrible et je souffrais atrocement — un rire fou, impossible à réprimer, sortait en cascades bruyantes de mes lèvres serrées, malgré tous mes efforts et ma réelle douleur. Oui, je l'entends encore résonner dans la sanglante agonie crépusculaire, tandis que le vent hurlait aux branches, et que les mornes feuillages claquaient, claquaient comme des ossements qui s'entrechoquent.
 Je frissonne à me rappeler ces moments d'angoisse, et le sentiment de mon impuissance ajoute encore à ma tristesse. C'est que, sur moi, retombent les fautes d'une vicieuse ascendance : corrompu par elle, ce sang qui me martèle les tempes, se traîne dans mes artères, trop lent ou fièvreusement rapide... et je me heurte là, désarmé, au mur noir des fatalités qui ne se laissent pas attendrir ou prier, des hérédités implacables, dont je ne puis rejeter les apports mauvais. Ah, ceux qui dorment maintenant sous les cyprès — et je les envie —, ceux qui m'ont fait le don funeste de la vie, comme je voudrais les maudire ! Car est-il supplice plus cruel que le mien... avoir à se défendre de l'obsession constante qui vous hante, vous harcèle, allant presque jusqu'à l'impulsion. L'idée du suicide s'impose à moi avec une persistance telle, que ce sera une délivrance lorsque j'y satisferai. Mais, jusqu'à présent, mon cœur de lâche s'est dérobé devant l'accomplissement de l'acte, librement consenti, voulu, appelé à certaines heures de toutes les forces de mon être qui souffre. Et, plus malheureux que les damnés du Dante, je me débats, plein horreur, dans ce cercle impossible à rompre; la mort m'apparaît tantôt douce libératrice, tantôt cruelle ennemie, cependant que toujours présente à mon esprit, y veillant implacable; et ma volonté affaiblie ne peut plus reconquérir une suffisante énergie pour me soustraire à ces affres et me procurer le repos bienfaisant du Léthé auquel on ne boit pas deux fois ! Chancelant et faible sous le contradictoire de cette effrayante situation, je conserve juste assez de raison pour en prendre une amère conscience, sans qu'elle me permette d'agir plus... Je ne peux pas. Ma volonté est à la fois désarmée contre cette pensée qui m'assiège, cette affreuse pensée de suicide, et inapte à l'accomplir.
 Parfois, il me semble que je suis suspendu au-dessus d'un gouffre profond. Un frêle lien, si frêle qu'à tout moment je crois qu'il va se rompre, me laisse balancer par les bises froides, et qui m'apportent les fines gouttelettes d'écume rejaillissant de je ne sais quel torrent proche. Et j'entends bruire, très loin dans l'ombre, l'onde noire qui refermera sur moi les plis de son linceul humide. Certes, je dois tomber, mais cette chute que j'attends et qui ne se produit pas, cet épouvantable instant jamais arrivé, toujours craint, où mon corps rebondira sur le roc, cette expectative m'emplit de plus de terreurs que la chose même. L'air aspiré à grands coups par les poumons haletants ne parvient pas à rafraîchir mon sang, qui bout d'une éternelle fièvre sous mon crâne frissonnant...
 Et cependant le soleil chaud est si bon, lorsqu'il parait, au matin, dissipant des seules flèches d'or de ses rayons les vilains fantômes qui errent aux heures silencieuses et nocturnes! Vivre, assurément, est deux, alors même que bien des espoirs ont fui bien des tendres illusions... Vivre! Communiquer chaque jour par tous ses sens avec la merveilleuse ambiance du grand Pan!...



 11 heures.
 La pendule a ce soir une étrange sonnerie. Les vibrations de ce timbre ont retenti si sourdes : des pelletées de terre sur un cercueil d'airain. Dieu, que c'est triste!
 Des chansons me montent aux lèvres, chansons d'adieu. Je vais écrire jusqu'au bout. On dit qu'il y a eu des gens pour avoir ce courage. Il ne s'agit que de posséder un peu de volonté. Elle m'est revenue. Tard.
 Maintenant, ce sont des taches rouges qui papillotent devant mes yeux et sur ce papier, ainsi que de petites gouttes de sang ou de minuscules fleurettes pourpres. L'homme m'a prévenu que ce serait long, mais je ne souffre pas. Cependant il ne faut pas attendre trop, et je veux détruire ces feuilles.
 Ils sont trop nombreux les papillons écarlates qui volètent tremblants, je...
 — A cet endroit, Jacques avait cessé d'écrire.

Gaston Danville.


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