De l’Action

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Marcel Collière, «  De l’Action  », Mercure de France, t. IV, n° 27, mars 1892, p. 228-231.


DE L'ACTION

 Dans l'une de ces brèves histoires, pleines d'une sagesse si savoureuse et si judicieusement opposée au sens commun, Théodore de Banville avait introduit un jeune homme, auteur d'un traité « Sur l'inutilité absolue des arts, des sciences et de la littérature ». Il est regrettable que le maître, poussant à ses dernières conséquences cette idée féconde, ne nous ait pas donné au complet ce médullaire traité. Beaucoup de choses, en effet, seraient apparues d'une inutilité aussi flagrante que les arts et le reste, beaucoup de choses, et, en particulier, tout. Il est difficile de ne pas faire cette réflexion, au moment où des esprits, évidemment légers, prêchent à la jeunesse française une action dont le but, d'ailleurs indéterminé, ne saurait être que chimérique. Pour la minorité intelligente dont chacun fait partie, aucune époque, semble-t-il, ne fut plus propice que la nôtre à se croiser les bras, et attendre.
 Tous les mobiles de volonté ou d'effort que l'on pourrait indiquer deviennent d'une inanité parfaite, en présence des bouleversements sociaux qui vont s'accomplir d'une façon fatale, et tout à fait étrangère au jeu des énergies individuelles. Les questions, aujourd'hui encore intéressantes, de régimes politiques ou de revendications nationales, ne pourront plus se poser à personne quand se transformera la face même de l'univers civilisé. Que ce changement va avoir lieu, et comment, il serait superflu de dépenser de longs raisonnements à l'établir, d'abord parce qu'on le verra bien, puis parce que toute clairvoyance le perçoit déjà.
 Depuis son avènement au pouvoir, la bourgeoisie trésorière a suivi à l'égard des masses pauvres et laborieuses les errements de la noblesse et du clergé, avec moins d'élégance toutefois et plus d hypocrisie. Elle ne leur a laissé, des fruits de leur travail, que la part strictement nécessaire pour le continuer. Seulement, moins avisée que ses devanciers, elle n'a pas entretenu l'ignorance précieuse qui les faisait inconscientes de leur force et partant inoffensives. Elle a miné et détruit ces croyances qui, entre la crédulité des uns et la prévoyance des autres, formaient ce qu'on appelait si justement une religion. Elle n'a pas nourri la bête famélique, mais elle a débouclé sa muselière, et limé sa chaîne, et maintenant que le moment est venu d'être personnellement mangée, elle s'indigne avec un illogisme vraiment frivole. Car elle sera mangée; et, comme il est facile de l'augurer en ces années favorables aux séculaires rapprochements, les neuf cent mille fusils Label de ses trois cents régiments d'infanterie ne sauveront pas la bourgeoisie, pas plus que les sabres du Royal-Allemand ou les mousquets des Suisses n'ont sauvé Louis XVI. Très différents des légendaires chassepots qui devaient partir tout seuls, ces fusils, bien qu'éprouvés, ne partiront pas, au jour suprême où on voudra les tirer, et ce sera pour ceux qui se croient maîtres des détentes un pénible mécompte. Dans cette conjoncture, quelle tâche pourrait s'offrir au jeune homme français? Défendre la bourgeoisie? De toutes les causes perdues, c'est la seule qui ne soit pas intéressante. Il y avait quelque agrément à teindre d'une pourpre dévouée le blanc drapeau fleurdelysé, mais se faire broyer le crâne d'un coup de rivelaine, devant le coffre-fort international qui ne s'ouvrit jamais pour nul des vôtres, serait une duperie sans grandeur. Cette bourgeoisie n'eut oncques pour nos pareils qu'indifférence, haine ou envie; nous ne lui devons rien. Et puis, ce serait tellement vain. Il n'y aura même pas de lutte; ce sera l'accomplissement d'un phénomène physique. Quand vient l'été des mers polaires, nul ne songe à s'opposer au dégel des banquises. Jadis, le tiers-état n'avait affaire qu'à des individus : il les devinait bien vite plus affinés que la masse, accessibles à l'intérêt particulier, à l'ambition, à la vanité, prêts à sacrifier l'hypothétique victoire de caste à la transformation de leur sort personnel: il leur faisait leur part et les résorbait en lui. Mais, aujourd'hui, ce sont tous les meurt de faim qui ont compris qu'ils sont les plus forts, par cela seul qu'ils sont, qu'ils savent, et qu'ils veulent. Que faire? Qu'on aille jusqu'aux épisodes du massacre, du viol et de l'incendie, ou qu'on s'en tienne à une méthodique expropriation, il est bien clair qu'il ne restera rien de la société telle que nous la voyons aujourd'hui. Avant que par la force des choses il ne s'en reconstitue une autre semblable, il y aura une période assez longue sans doute pour que les jeunes hommes d'à présent cessent de voir la douce lumière du jour.
 Mais, se tourner de l'autre côté, combattre dans l'autre camp, ne serait-ce pas un utile emploi des forces inoccupées? Plusieurs d'entre nous, et non des pires, y seraient enclins, volontiers. Ils disent que c'est là qu'est la justice, et regardent avec sympathie les foules longtemps courbées qui se relèvent. D'abord, pourrait-on répondre à ceux-ci, lutter pour une cause qui, d'elle-même et forcément, va triompher, est aussi puéril que de défendre une cause perdue, et c'est bien moins flatteur. Ensuite, des longues misères de ces classes d'hommes, il est illégitime de conclure à leurs mérites: l'antique et pesante oppression qu'elles subirent ne prouve pas que, la roue tournée, elles vaudront mieux que leurs oppresseurs. La vérité est que nous ne savons rien de ces hommes qui viennent. La sympathie qu'on a pour eux n'est que la séduction de l'inconnu sur les esprits curieux. Nous serions parmi ceux-ci comme des étrangers, et nous n'y trouverions que défiance et hostilité. Ils ne verraient en nous que de faux amis avides de se transformer en chefs. Or il n'y a place, là-bas, pour aucune hégémonie. Songez qu'il s'agit d'êtres différant de nous entièrement, par le cerveau, par l'éducation atavique, par les habitudes intellectuelles. Leurs vices mêmes, ce lien commun des hommes, se distinguent peut-être des nôtres. Ils ignorent l'existence de toute littérature, et les noms d'Homère, de Shakespeare et de Mallarmé leur sont aussi indifférents et plus inconnus peut-être qu'aux maîtres de la finance et de l'industrie. Ils n'ont aucun désir de s'assimiler notre forme d'esprit et se trouvent bien comme ils sont, à tel point qu'une autre compréhension de la vie leur restera toujours suspecte. Et leur entrée en scène sera un incoercible déchaînement vers les jouissances ; mais les appétits à même de se satisfaire seront si nombreux qu'ils devront bien vite s'arrêter, les dents longues encore, en face les uns des autres. Pour assurer cette équité distributive si ardemment réclamée et si hautement promise, il faudra un esclavage nouveau, et la période transitoire dont on a parlé verra la tyrannie du nombre se substituer à celle de l'argent. Tyrannie d'autant plus monotone que le tyran étant tout le monde, on n'aura pas la passagère distraction de le renverser pour le remplacer par un autre. D'autant plus lourde que, n'ayant rien à craindre, elle n'aura rien à ménager. D'autant plus exigeante qu'elle ne pourra subsister que par l'assentiment forcé, que par le concours obligatoire de tous, sans exception. Aujourd'hui encore, à condition de ne rien demander à l'organisation sociale et de n'en rien attendre, certains peuvent s'isoler à peu près, et, après lui avoir payé de lourds tributs, se soustraire quelque peu à son inquisition. Il n'ira pas de même dans la société nouvelle, où tout acte, tout vouloir, tout penser, tout désir, devra se soumettre à la norme commune : ce sera la mort de toute exception. S'évertuer vers un tel résultat parait inopportun.
 Enfin, prendre un tel parti exigerait des attitudes qui déplairaient à beaucoup. C'est se retourner vers le soleil levant, évolution fâcheuse. Et puis, que nous l'ayons voulu ou non, et tout en n'ayant pris aucune part à son gouvernement, nous sommes du monde qui s'en va, et il est séant de nous en aller avec lui.
 La seule chose convenable est donc, plus que jamais, de remonter dans les tours d ivoire pendant qu'elles sont encore debout - ce n'est pour longtemps - et d'y rêver, soit aux choses éternelles, soit aux difficultés de la grammaire. Agiter des subtilités linguistiques ou prosodiques semble, en somme, un emploi judicieux et correct des minutes dernières. Et qui donc, sinon les lyres familières, pourrait nous chanter ces chansons suprêmes qui faisaient aux sages anciens des morts sereines, et berçaient leurs rhythmiques agonies? D'ailleurs, à quoi bon discuter : les barbares sont là, et les barbares ont toujours raison.

Marcel Collière.


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