De la vénalité de l’amour chez la femme

De MercureWiki.
 
Louis Dumur, « De la vénalité de l'amour chez la femme », Mercure de France, t. II, n° 13, janvier 1891, p. 39-43.



DE LA VÉNALITÉ DE L'AMOUR
CHEZ LA FEMME


De tous les grands instincts, celui qui est désigné de ce nom l'amour est le moins tyrannique, le moins irrésistible, le moins important au fonctionnement de l'être, celui qui peut s'exercer avec le plus de liberté et de fantaisie. Tandis que respirer, manger, boire, dormir, se mouvoir, penser, exprimer, sont des besoins quotidiens, plusieurs de tous les instants, et les quatre premiers essentiels à la vie, aimer est un besoin secondaire. On ne peut pas se représenter l'homme sans respiration, sans alimentation, sans sommeil ; on ne peut guère se le représenter sans mouvement, sans pensée, sans expression ; on peut se le représenter sans amour.
 Mais l'amour est de tous les instincts celui dont la satisfaction procure les plus vives jouissances : jouissances telles que celles de se nourrir, de boire, de bouger, de penser, ne soutiennent pas la comparaison. Aussi a-t-il pris facilement la première place dans les préoccupations humaines. Attisant les facultés seusuelles de l'organisme en ce qu'elles ont de plus attrayant, il a réussi à tellement obséder l'âme qu'il est l'instigateur des plus absorbantes passions, et que, pour un grand nombre d'individus, il forme l'unique mobile et la raison même de l'existence.
 Ce qui distingue l'amour de la plupart des autres instincts, c'est ceci : il faut être deux pour le satisfaire. L'amour, en effet, n'est pas autre chose que l'attraction qu'éprouvent les deux sexes l'un pour l'autre en vue des voluptés concomitantes aux manœuvres de l'acte de la reproduction.
 Il semblerait donc que, l'homme et la femme se trouvant en amour dans la condition de deux facteurs qui se sont réciproquement nécessaires, la mise en commun de leurs spécialités respectives dût s'opérer librement, au pair, et par la vertu même de leur mutuel désir.
 Mais il n'en est point ainsi.
 La femme, qui, par une équitable logique, devrait échanger ses services contre ceux de l'homme, dont elle a le même besoin, la femme, sans éprouver le moindre scrupule et comme si c'était une chose vraiment naturelle, les lui vend.
 Toutes les femmes se vendent.
 C'est-à-dire :les femmes ne donnent jamais leur amour contre l'amour des hommes ; les hommes sont obligés de fournir aux femmes, outre leur quote-part d'amour, des rémunérations en espèces et en marchandises suffisantes à assurer à celles-ci l'oisiveté de l'existence, où elles n'ont plus d'autre peine que celle de chanter leur partie dans le duo génital.
  « L'homme doit entretenir sa femme » : cet aphorisme moral, répété d'âge en âge sous le double sceau de la religion et du code, montre bien que chaque femme est, en effet, une femme entretenue.
 Dans notre société, la vraie condition de la femme est de ne pas travailler. Aussitôt sorti des classes infimes de la population, où la femme ne travaille que par l'insuffisance des gains de l'homme à l'entretenir, on voit s'épanouir le ménage bourgeois dans sa banale ignominie : l'entreteneur se harassant et suant à la conquête pénible du métal, usant ses forces, épuisant l'ingéniosité de son esprit à de durs labeurs créateurs d'aisance et, si possible, d'opulence, élaborant minute après minute ses projets absorbants, acharné dans sa perpétuelle lutte pour le bien-être ; l'entretenue jouissant tranquillement et abondamment des biens amassés, sans autre souci que celui de les dépenser, dilapidant à sa guise, se parant à grand renfort de robes coûteuses et de chapeaux ruineux, dissipant avec joie ses journées à courir les magasins de modes, à babiller chez ses amies et à se montrer plus ou moins décolletée en public, dansant, dévorant des romans, faisant de la musique et, le plus souvent, trompant son protecteur pour tout merci.
 Et c'est cet état de choses qui est considéré comme normal, qui est voulu par la société et proposé en but enviable à ceux dont les moyens ne sont pas encore de luxe à le réaliser!
 Dès que l'ouvrier gagne dix francs par jour, sa femme déserte l'atelier et, fidèle enfin à elle-même, savoure la satisfaction de ne plus se donner que contre argent. Elle se sent du même coup supérieure à ses voisines moins chanceuses, qui en sont encore à collaborer humblement à l'œuvre du pain quotidien. Ambitieuse de grimper, rongée du besoin de la fille tolérée qui veut passer au rang de grande courtisane, elle s'efforce d'éclipser ses compagnes par ses dépenses, et, pour subvenir aux frais que son orgueil occasionne, excite le mari, comme une bête de somme qu'on fouette, à gagner, à gagner, pour pouvoir la payer davantage et la poser plus grandement.
 C'est à cela qu'elles visent toutes : dépouiller l'homme le plus possible, se vendre le plus cher possible.
 Elles établissent bien entre elles une distinction ; elles se divisent en honnêtes femmes et en prostituées : mais ce n'est pas une simple différence de forme. La prostituée est vénale en cynique ; elle agit ouvertement, affiche son tarif, ne demande pas une autre chose à l'homme que son argent, et, si un seul amant ne suffit pas à sa voracité, remplace sans aucune gêne la qualité par la quantité. L'honnête femme est vénale en hypocrite ; elle couvre de l'égide des mœurs le marché qu'elle fait de son amour, il n'est pas question de prix dans le traité qu'elle passe avec l'homme mais d'entretien, elle réclame en outre de celui-ci une position sociale, des honneurs, et de la société des respects, elle s'engage publiquement à ne se donner qu'à celui seul auquel elle s'est liée, et si, par plaisir ou par intérêt, elle se livre à d'autres, éviter le scandale est son suprême souci. La différence apparaît même plus spécieuse encore : car pour les neufs dixièmes des gens, ce qui distingue une honnête femme d'une prostituée, c'est que la première a passé devant le maire. Ces intègres censeurs ne voient pas au-delà : la maîtresse la plus dévouée et la plus fidèle ne saurait, à leurs yeux, prétendre à ce titre d'honnête femme, dont ils affublent l'épouse la plus dissolue. Ont-ils parfois songé qu'en vraie logique et en pure morale il ne peut y avoir d'honnête que la femme qui gagne sa vie par le travail et, librement, sans fausse promesse, se joint à l'homme en un coït gratuit pour l'unique satisfaction de ses besoins passionnels?
 Une catégorie de femmes semble échapper, il est vrai, à l'opprobre de la vénalité de l'amour : ce sont les femmes dotées. Celles-ci s'avancent vers l'homme non plus en mercenaire qui, bassement, s'étale et se fait valoir, mais en puissance égale, avec une noble fierté et tenant en main l'argent. Celles-ci ne se font pas acheter, car elles se suffisent à elles-mêmes : elles possèdent les rentes, qui les rendent honorables, indépendantes et dignes. Parfois même - surtout si elles sont laides et peu propres à déchaîner les désirs - on les voit jouer le rôle de l'homme et domestiquer bellement les piètres individus assez dénués d'orgueil et de ressources pour se laisser corrompre par une dot. Mais le principe n'est pas atteint pour cela. Qu'est-ce qui crée la femme riche? Est-ce le travail de la femme? Non, c'est le travail de l'homme. Si ce n'est toi, héritière, qui t'es vendue, c'est ta mère : c'est la vénalité de ta mère qui te fait aujourd'hui superbe. Remonte à l'origine de ta fortune, tu trouveras l'homme : et tu es ainsi vénale comme les autres, tu détiens ce qui n'appartient pas à ton sexe, et certaines législations l'ont compris en te déclarant impropre à hériter.
 Et sur le million de femmes qui échauffe Paris, à côté de ses deux cent mille filles publiques, de ses trois cent mille femmes du peuples, de ses quatre cent mille petites et grosses bourgeoises, de ses cent mille dames du monde, toutes vénales de fait ou d'instinct, je vois à peine quelques milliers d'énergiques travailleuses, qui ne se marient que quand elles ont amassé leur dot, ou qui, pour rester indépendantes, tiennent à ne jamais faire tort d'un sou à ceux qui satisfont leurs sens, et, sans que cela soit pour elles de nécessité, ne demandent qu'à leur propre effort le pain dont elles ont besoin.
 Cette simple remarque, d'ailleurs, pour établir le niveau moral des femmes. De la plus humble des filles de cuisine à la plus altière des duchesses, y en a-t-il une qui ne considère les cadeaux de son amant,comme dus, qui rougisse de les recevoir et, si quelque homme est assez osé pour user d'elle sans la payer, qui ne dise avec indignation : C'est un misérable?
 Cette autre remarque. Il s'échange chaque nuit à Paris quelque deux cent mille baisers. Pour un quart, au moins, l'homme répugne à la femme ou lui est complètement indifférent : la femme s'est crûment vendue. Pour un second quart, l'homme procure un agrément à la femme : mais l'intérêt seul a guidé le baiser ; la femme compte être rémunérée ; le jeu lui plaît, mais elle joue pour gagner. Pour la moitié, la femme aime l'homme : cependant, si grand que soit son amour, ce baiser, dont elle jouit, elle en profite en même temps ; si même elle n'y mêle aucune pensée de lucre, ce baiser, elle le sait, lui vaut la délivrance du souci matériel de l'existence, lui crée le loisir du lendemain, lui procure l'aisance, lui donne peut-être la richesse ; ce baiser entraîne après lui obligation pour l'homme de couper sa bourse en deux moitiés et d'en jeter la plus grosse à ses pieds.  Et c'est ainsi que la plus sainte des épouses se trouve, en stricte morale, ravalée au rang de la plus vile des créatures.
 De ces constatations de graves conclusions sociales doivent être tirées.
 Car de deux choses l'une :
 Ou l'homme aime plus et mieux que la femme : il a plus faim qu'elle d'amour, et — ainsi que dans tout échange où l'offre et la demande ne sont pas équivalentes — il lui faut payer cet excès de passion. Mais alors, la femme n'est plus qu'une marchandise, c'est une esclave sujette à la traite, et puisqu'elle se fait acheter elle se dénie le droit de disposer librement d'elle-même. Alors, c'est une espèce inférieure, soumise à la suprématie de l'homme, sa propriété, indigne de la qualité de personne morale, dont les trahisons peuvent être châtiées suivant le bon plaisir du maître, et qui doit être séquestrée dans les harems comme des chevaux à l'écurie.
 Ou la femme en est réduite à se vendre par la faute de l'homme, qui ne lui laisse pas prendre dans la société la place qu'elle est capable de tenir. Écartée systématiquement de tous les emplois par lesquels l'homme crée la richesse, repoussée de tous les métiers, reléguée hors des industries, des commerces, des exploitations du sol, vouée uniquement aux occupations improductives, elle s'est trouvée dans la situation de ces Juifs du moyen-âge, qui, se voyant fermer tous les accès aux vocations loyales, se sont rués dans la seule voie restée ouverte, et, de même qu'ils se sont mis à trafiquer de l'argent, elle a entrepris de trafiquer de l'amour. Alors, une réforme importante de la société s'impose. La femme doit être mise sur le même pied que l'homme, dotée des mêmes libertés, munie des mêmes moyens de produire. Rendue à sa dignité d'être humain, elle se hâtera de conquérir la plus noble des indépendances, celle qui fera d'elle l'égale respectée de celui qui a maintenant le droit et le devoir de la mépriser. — Et l'amour sera enfin l'amour , c'est-à-dire la fréquentation désintéressée des sexes pour l'engendrement réciproque des joies suprêmes de l'existence.

Louis Dumur.

Outils personnels