Dernières Pages : Le Conte et le Poème

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Edgard Poe, « Dernières Pages : Le Conte et le Poème », Mercure de France, t. V, n° 32, août 1892, p. 334-338.



DERNIERES PAGES (1)

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LE CONTE ET LE POÈME (2)


 Selon moi, le conte est évidemment le plus beau champ d'exercice qui puisse s'offrir au talent, dans les vastes domaines de la prose pure. Mais si j'avais à dire en quel mode le génie trouve à déployer le plus heureusement sa puissance, je n'hésiterais pas à lui conseiller la composition d'un poème en vers rimés, n'excédant pas en longueur ce que comporte une heure de lecture suivie (3), — Car ce n'est que resserrée dans ces limites que la poésie la plus haute et la plus vraie peut réellement s'affirmer. Qu'il suffise de noter, à ce propos, que, en tous les genres de composition, l'unité d'effet ou d'impression est un point de la plus grande importance, — et il est clair que cette unité, ne peut pas être absolument sauvegardée dans les productions dont la lecture demande plus d'une séance. Nous pouvons soutenir la lecture d'une composition en prose — cela tient à la nature même de la prose — beaucoup plus longtemps que nous ne pourrions le faire, même avec toute sorte de bonne volonté, quand il s'agit d'un poème. Le poème, s'il comble rigoureusement les exigences du sentiment poétique, induit l'âme en une exaltation où elle ne saurait longtemps se soutenir. Les excitations violentes sont nécessairement brèves. Un long poème est donc un paradoxe. Sans l'unité d'impression, les effets les mieux calculés ratent. Les poèmes épiques furent les fruits d'un sens incomplet de l'Art, et leur règne est aboli. Un poème trop bref peut produire une impression vive, mais jamais intense ou durable; sans une certaine continuité d'effort (4), - sans la durée, sans la répétition des coups, - l'âme n'est jamais profondément émue. Il faut la goutte d'eau qui tombe sur la pierre. Béranger a écrit des choses brillantes, — piquantes et spirituelles, — mais comme tous les corps instables, elles manquent de momentum, et ainsi n'arrivent pas à satisfaire le Sentiment Poétique. Ce sont des étincelles dont l'incontinuité ne peut pas profondément impressionner. L'extrême brièveté dégénère en épigrammisme: mais le péché d'extrême longueur est encore plus impardonnable.
 Si j'étais appelé à désigner le genre de composition qui, après le poème tel que je l'ai suggéré, répond le mieux aux exigences d'un haut talent, — lui offre le plus avantageux champ d'exercice, — je parlerais sans hésitation des contes en prose (5), pareils à ceux dont M. Hawthorne nous a donné des exemples. J'allègue la courte nouvelle qui se lit en une demi-heure, en une ou deux heures au plus. L'ordinaire roman est inadmissible à cause de sa longueur, pour les mêmes raisons que j'ai déjà exposées en substance. Comme il ne peut être lu d'une traite, il est privé, par conséquent, de l'immense force qui résulte de la totalité (6). Des intérêts étrangers interviennent durant les pauses de la lecture, qui modifient, annulent ou contredisent, plus ou moins, les impressions données par le livre. Mais la simple cessation de la lecture serait suffisante, à elle seule, pour détruire la véritable unité. Dans le conte court, au contraire, l'auteur peut imposer la plénitude de son intention. Pendant l'heure de la lecture, l'âme du lecteur est à la merci de l'écrivain. Il n'y a plus ni extérieures ni extrinsèques influences - résultant de la fatigue ou de l'interruption.
 Un habile artiste littéraire a construit un conte. S'il est sage, il n'a pas approprié ses pensées à a convenance des incidents; mais ayant conçu, avec un soin précis, un certain effet (7) unique qu'il veut enchâsser, il invente alors tels incidents, - il combine alors tels événements les plus aptes à mettre en valeur son effet préconçu. Si sa phrase initiale ne tend pas à la saillie de cet effet, il a bronché dès le premier pas. Dans toute la composition, pas un mot ne doit être écrit dont la tendance, directe ou indirecte, ne se rapporte à un dessein prémédité (8). C'est par de tels moyens, c'est grâce à ce souci et à cette adresse, qu'un tableau se trouve enfin achevé qui laisse sur l'esprit de celui qui le contemple avec sympathie une impression de pleine satisfaction. L'idée du conte apparaît pure parce que rien ne l'a troublée, but qu'un roman ne peut pas atteindre. Une brièveté excessive serait une objection, là comme dans le poème ; mais l'excessive longueur serait encore plus répréhensible.
 Nous avons dit que le conte a une supériorité même sur le poème. En fait, si, dans le poème, le rythme intervient comme un secours essentiel pour le développement de la plus haute idée poétique, — l'idée du Beau, — l'artificialité du rythme est cependant un infranchissable obstacle au développement complet de la pensée ou de l'expression, lesquelles ont pour base la Vérité. Mais la Vérité est souvent, et dans une très large mesure, le but d'un conte. Quelques-uns des plus beaux contes sont des contes fondés sur le raisonnement. Donc, le champ de ces sortes de compositions, s'il ne s'étend pas dans des régions aussi élevées de la montagne de l'Esprit, apparaît, du moins, tel qu'un plateau bien plus étendu que le domaine du pur poème. Ses produits ne sont jamais aussi riches, mais ils sont plus nombreux et plus appréciables de la foule. Bref, le conteur en prose peut plier à son thème une vaste variété de modes ou inflexions de pensée et d'expression (9) — (le mode déductif, par exemple, le sarcastique, l'humoristique), lesquels sont non seulement contradictoires à là nature du poème, mais absolument défendus par le rythme, qui est son spécial et indispensable adjutoire. On peut ajouter ici, par parenthèse, que l'auteur qui vise au Beau pur dans un conte en prose se met dans une situation fort désavantageuse, — car le Beau est beaucoup plus facile à atteindre dans un poème. Il n'en est pas de même si l'on veut la terreur, ou la passion, ou l'horreur, ou une multitude d'autres impressions. C'est donc du préjugé qu'est née l'ordinaire animadversion que l'on manifeste contre ces contes à effet, dont on trouve plus d'un beau spécimen dans les premiers numéros du Blackwood. Les impressions produites se développaient dans leur légitime sphère d'action et constituaient un intérêt également légitime, quoique parfois exagéré. Ils furent goûtés par tous les hommes de talent, même par ceux qui les condamnèrent, d'ailleurs sans justes motifs. Le vrai critique ne demande qu'une chose : que le but visé soit atteint, et atteint en plein, par les moyens les plus avantageux et les plus pratiques (10).

Edgar Poe.



 (1) Traduction inédite. - V. Mercure de France, Nos 23, 24, 26 et 28.
 (2) Ces pages, introduction à une étude sur les Contes de Hawthorne, ne sont guère qu'une variante dès idées exprimées dans le début de la Genèse d'un poème; mais de là un intérêt qui, pour n'être pas celui de la nouveauté, n'en est pas moins évident.
 (3) Dans la Genèse, il fixe la longueur du poème admissible à cent vers environ.
 (4) Genèse « ...Une certaine quantité de durée est absolument indispensable pour la production d'un effet quelconque. » (Trad. C. B.)
 (5) Il applique au conte ses principes touchant le poème: cette partie est la plus inattendue.
 (6) Genèse: « Car, si deux séances sont nécessaires, les affaires du monde s'interposent , et tout ce que nous appelons l'ensemble, totalité, se trouve détruit du coup. » (Trad. C. B.)
 (7) Cf. Genèse d'un poème: « Pour moi , la première de toutes les considérations, c'est celle d'un effet à produire. »
 (8) Cf. Genèse, préambule de Baudelaire: « Un de ses axiomes favoris était encore celui-ci: Tout dans un poème comme dans un roman, dans un sonnet comme dans une nouvelle, doit concourir au dénouement. Un bon auteur a déjà sa dernière ligne en vue quant il écrit la première. »
 (9) Genèse: « Or, l'objet Vérité, ou satisfaction de l'intellect, et l'objet Passion, ou excitant du cœur, sont, quoiqu'ils soient aussi, dans une certaine mesure, à la portée de la poésie, — beaucoup plus faciles à atteindre par le moyen de la prose. » (Trad. C. B.)
 (10) Genèse : «... La fin doit être atteinte par les moyens qui peuvent le mieux y conduire. » (Trad. de G. Mourey.)


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