Dernières Pages : Suggestions

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Edgar Poe, « Dernières Pages : Suggestions », Mercure de France, t. IV, n°28, avril 1892, p. 310-314.


DERNIÈRES PAGES (1)

SUGGESTIONS (2)

I

La supposition que le livre de tel auteur est une chose distincte de la personne de l'auteur est, je pense, mal fondée. L'âme est un chiffre, dans le sens cryptographique ; et plus le cryptogramme est court, plus son interprétation est difficile : à un certain degré de brièveté il défierait même toute une armée de Champollions. Ainsi celui qui n'a écrit que très peu pourra dans ce peu ou bien cacher son esprit ou donner une idée erronée de son esprit, de ses acquisitions, de ses talents, de son humeur, de sa manière, de la teneur, profondeur (ou superficialité) de sa pensée, en un mot, de son caractère, de lui-même. Mais cela est impossible pour celui qui a beaucoup écrit. Nous aurons de lui, d'après ses livres, non peut-être la juste, mais la plus juste représentation. Bulwer, l'homme, l'individu, en gilet de velours vert et en gants ambre, n'est aucunement le véritable Sir Edward Lytton, lequel n'est véritable que dans Ernest Maltravers, où son âme s'est délibérément mise toute nue. Connaître Dickens, est-ce en le regardant, en causant avec lui, ou en lisant son Magasin d'antiquités? Quel poète, spécialement, ne se sentira plus vraiment expliqué par le premier venu de ses sonnets (sérieusement écrit) que par les détails personnels les plus précis, les plus intimes?

II

Suppléer trop à l'imagination du lecteur opprime et offense sa propre imagination. Rien ne la blesse plus profondément, — et rien ne contrarie autant le goût que tous les hypérismes, quels qu'ils soient.

III

M. Brown a mis pour épigraphe sur la couverture de son magazine ces mots de Richelieu : « On me dit cruel, — mais non: je suis juste. »
 Les deux monosyllabes « un âne » manquent absolument à la fin, — sans doute par suite d'un de ces lapsus typographiques qui auront été à la fois le poison et l'antidote dans la vie de M. Brown.

IV

 En toute fiction, l'originalité du thème doit être le premier objet; — le premier, nous ne disons pas le plus important. Mais, ceteris paribus, un écrivain trahit son propre intérêt en dédaignant, au début de tel récit, l'effet qui dérive invariablement du grand élément nouveauté.

V

 L'œuvre d'art doit contenir en elle-même tout ce qui est nécessaire à sa claire compréhension. L' « argument » n'est jamais qu'une forme du « Ceci est un bœuf », écrit sous l'image représentant un animal à cornes.

VI

 Une œuvre d'art peut être admirablement construite et cependant être nulle en ce qui regarde l'essentialité de cet art, le plus ingénu, qui n'est que l'heureux développement de la nature; mais aucune œuvre d'art ne peut incorporer une véritable originalité si elle n'est pas absolument représentative de l'esprit créateur, ou, plus simplement, du génie de l'auteur.

VII

 Entre l' humour et l'âme de la Muse il y a antagonisme direct ; et la prédominante croyance que la mélancolie est inséparable des plus hautes manifestations du beau n'est pas sans avoir une très ferme base dans la nature et dans la raison. Mais il arrive que l' humour et cette qualité que nous avons appelée l'âme de la Muse (imagination) trouvent un égal appui pour leur développement dans ces deux mêmes étais, — le rythme et la rime Ainsi, la seule ressemblance qu'il y ait entre le vers humouristique et la poésie, proprement dite, vient de la communauté de l'instrument qui leur est nécessaire. Cette circonstance a pourtant suffi à faire naître et à maintenir, pendant de longs siècles, dans le cerveau des critiques impensants, la confusion de deux idées aussi absolument distinctes.

VIII

 Les analogies dans la Nature sont universelles ; et de même que l'herbe crue le plus vite est celle qui' se fane le plus vite ; de même que l'éphémère conquiert sa perfection en un seul jour pour périr au déclin de ce même jour, — de même, l'esprit doué d'une précoce maturité est voué à une précoce décadence ; et quand nous voyons dans l'œil d'un enfant une âme d'adulte ce serait rêver tout éveillé que d'en attendre un développement ultérieur proportionnel. Si le petit prodige atteint l'âge mûr, une imbécillité mentale, pas très éloignée de l'idiotie même, voilà ce qui l'attend trop fréquemment. Les exceptions à cette règle sont fort rares, mais il faut encore observer que lorsqu'une telle exception se présente, il s'agit d'une intelligence de Titan, qui se conserve égale à elle-même jusqu'aux jours de la plus extrême sénilité et qui se glorifie non pas dans un seul, mais dans tous les larges champs de la fantaisie et de la raison.

IX

 Boccalini,dans ses Avertissements du Parnasse, nous raconte qu'un jour Zoïle présenta à Apollon une critique très caustique d'un admirable poème. Le dieu demanda qu'on lui exposât les beautés de l'œuvre mais Zoïle répondit qu'il ne s'inquiétait que des fautes. Là-dessus Apollon lui donna un sac de blé non vanné — en lui infligeant la punition de l'éplucher grain à grain.
 Cette fable peut servir de verges pour certaines épaules mais je ne suis pas bien sûr que le dieu eût raison. Le fait est que les limites du strict devoir de la critique sont grossièrement méconnues. Nous nous hasardons à dire que, puisqu'on permet au critique de jouer, d'aucunes fois, le rôle de simple commentateur, — puisqu'on l’autorise, par manière de pur amusement pour ses lecteurs, à mettre en belle lumière les mérites de son auteur, — sa tâche légitime est encore d'en relever et d'en analyser les défauts, de montrer comment l'œuvre aurait pu être améliorée, de combattre enfin pour la cause des Lettres, sans se préoccuper nullement des individualités littéraires. Bref, la Beauté doit-être considérée comme un axiome, qui pour devenir évident, n'a qu'à être clairement énoncé. La Beauté n'existe pas si elle a besoin d'être démontrée comme telle: — et ainsi, insister trop sur les mérites particuliers d'une œuvre, c'est admettre implicitement qu'elle n'en possède aucun.

X

 A propos de Bryant, j'ai essayé de montrer la divergence qu'il y a entre l'opinion publique et l'opinion privée quand il s'agit du mérite des écrivains contemporains. La première de ces « opinions » ne peut être appelée telle que par courtoisie. Elle appartient au public juste comme nous appartient le livre que nous venons d'acheter.

XI

 Les auteurs les plus « populaires », les plus « à succès », ne sont, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, que des individus doués d'adresse, d'entêtement et d'effronterie, — en un mot des hommes d'affaires, des quémandeurs et des charlatans.

XII

 La passion et la poésie sont contradictoires. La poésie élève et tranquillise l' âme : elle n'a rien à faire avec le cœur.

XIII
Le Rational du vers. (3)

Il n'y a pas une prosodie qui vaille le papier sur lequel elle est imprimée.

E.-A. P.

 Le mot « vers » est pris ici non en son sens strict ou primitif, mais comme le terme le plus convenable pour exprimer d'une façon générale et sans pédantisme tout ce qui est inclu dans l'idée de rythme, rime, mètre, versification.
 Il n'y a peut-être aucun sujet, en littérature, qui ait été aussi opiniâtrement discuté, et il n'y en a certainement aucun à propos duquel on ait fait preuve, on peut vraiment le dire, d'autant d'incurie, de confusion, d'incompréhension, de vues fausses, de mystification, de véritable et universelle ignorance : si le sujet était réellement difficile ou s'il gisait en les nuageuses régions de la métaphysique, là où les fumées du doute assument toutes formes selon la volonté ou l'imagination du contempleur, — nous aurions moins de raisons pour nous étonner de tant de contradictions et de perplexités ; mais, en fait, le sujet est excessivement simple ; il comporte environ un dixième d'éthique, et les autres dixièmes ressortent des sciences mathématiques : le tout ne dépasse pas les limites du plus ordinaire sens commun.
« Mais s'il en est ainsi, dira-t-on, comment de tels malentendus ont-ils pu s'élever? Est-il concevable que des milliers de profonds érudits, explorant depuis des siècles un territoire aussi accessible, n'aient pas su le faire connaître, du moins en tant qu'il peut être connu ? » A ces questions, je le confesse, il n'est pas facile de répondre: — en tout cas, une réponse satisfaisante exigerait autant de travail que l'élucidation de la question en litige — vexata quaestio — elle-même. Cependant, il est possible, et sans danger, de suggérer que « les milliers de profonds érudits » se sont probablement trompés, premièrement, parce qu'ils étaient des érudits, secondement, parce qu'ils étaient profonds, et troisièmement, parce qu'ils étaient des milliers, — l'incapacité de l'érudit et sa profondeur ayant été ainsi multipliées des milliers de fois. Ces suggestions sont fort sérieuses : il y a en effet dans l'érudition quelque chose qui mène ses adeptes à cette aveugle adoration de l'Idole du Théâtre, dont parle Bacon, — à une irrationnelle déférence pour l'antiquité; en second lieu, la « profondeur » est rarement profonde, — et c'est la nature de la vérité d'être, en général, de même que tels filons, d'autant plus riche qu'elle est plus superficielle; enfin le sujet le plus clair peut se trouver ennuagé par une surabondance de bavardages. En chimie, le meilleur moyen pour séparer deux corps est de leur en ajouter un troisième; en spéculation, souvent les faits concordent, et les arguments, jusqu'au moment où un autre fait, un autre argument vienne, avec les meilleures intentions du monde, brouiller ces vieux amis. Une fois sur cent, tel point est extrêmement discuté parce qu'il est obscur; le reste du temps, il est obscur parce qu'il est extrêmement discuté. Quand un sujet se présente dans ces conditions, la plus courte méthode d'investigation consiste à faire table rase de toutes les précédentes investigations qui ont pu être tentées.

Edgar Poe.


(1) Traduction inédite. — V. Mercure de France, Nos 23, 24 et 26.
(2) Ce titre, choisi par Edgar Poe pour étiqueter une poignée de notes analogues aux Marginalia, a paru convenir à ces fragments, extraits comme les précédents et ceux qui suivront, des Literati, — la XIIIe suggestion exceptée. — N.D.T.
(3) Début de l'étude intitulée Rationale of verse et qui porte exclusivement sur la prosodie anglaise.


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